Le conseiller d’État Alex Bodry publie un essai sur le régime politique et les institutions. Il diagnostique « un glissement massif de la réalité du pouvoir politique » du Parlement vers le gouvernement. Notes de lecture

The Insider

Alex Bodry, en juillet dernier, au congrès national  du LSAP
Foto: Olivier Halmes
d'Lëtzebuerger Land vom 24.01.2025

Alex Bodry vient de publier Le Luxembourg, son régime politique et ses institutions, un ouvrage hybride de 390 pages entre manuel de droit constitutionnel et essai politique. Le vétéran socialiste (66 ans) a gardé intacte sa capacité d’étonnement. De nombreux passages (souvent les plus intéressants) de son livre sont précédés par les adverbes « curieusement » et « étonnamment » ou par les adjectifs « extraordinaire » et « remarquable ». Même après quarante ans passés dans l’arène politique, Bodry remet encore en discussion les routines de l’ordre établi. À la page 314, il pointe ainsi le grand paradoxe luxembourgeois : « Un certain conservatisme et une réticence aux changements radicaux dans une société pourtant largement transformée et modernisée ».

Le juriste Alex Bodry propose « un tableau panoramique » des institutions. Par son CV, il apparaît comme une des personnes les mieux qualifiées pour un tel exercice. Dans l’avant-propos, il assume avoir adopté « le point de vue d’un acteur politique » ayant vécu de l’intérieur la plupart des institutions sur lesquelles il écrit. Il s’agit donc du rapport d’un insider. Conseiller d’État depuis 2020, Alex Bodry a été député (1984-1989, puis 1999-2020), ministre (1989-1999), bourgmestre (2004-2014), président de parti (2004-2013) et chef de fraction (2013-2019). Il a siégé dans l’opposition et dans la majorité. Il a négocié d’innombrables compromis et assumé la rupture de 2013. Il était surtout la cheville ouvrière, aux côtés de Paul-Henri Meyers (le « Robespierre » du CSV), de l’interminable refonte constitutionnelle. C’est à la troisième personne qu’Alex Bodry apparaît dans le livre d’Alex Bodry. Par exemple à la page 216 : « Les plus jeunes ministres d’après-guerre ont été Jean-Claude Juncker et Eric Thill âgés de vingt-neuf ans, Alex Bodry âgé de trente ans et Michel Wolter âgé de trente-deux ans au moment de leur nomination. »

Une des thèses centrales du livre, réitérée à plusieurs reprises, c’est celle du déplacement du centre de pouvoir du Parlement vers le gouvernement. Alex Bodry parle d’un « glissement massif de la réalité du pouvoir politique ». Plus loin, il constate que « la majorité parlementaire et le gouvernement, formant la plupart du temps un bloc uni, portent ainsi un coup dur au principe de la séparation des pouvoirs, cher aux constitutionnalistes ». Or, « curieusement », cette évolution « difficilement renversable » ne se reflète pas dans les textes, au contraire : « Jamais un Parlement dans l’histoire du pays n’a, du moins en théorie, disposé d’autant de pouvoirs et d’instruments d’action et de contrôle », estime Bodry. Du moins sur le papier, la Chambre des députés serait « parfaitement outillée pour limiter la prééminence politique du gouvernement ». Si elle le voulait, elle pourrait donc « occuper la position centrale dans le système politique et institutionnel du Luxembourg ». À lire ces passages, on pense au rapport de forces qui se noue actuellement au sein du CSV, entre le chef de fraction Marc Spautz et le Premier ministre Luc Frieden. L’un a promis ne pas être « la chorale » de l’exécutif. L’autre se présente comme le « CEO » du gouvernement, veillant sur ses « chefs de département », c’est-à-dire les ministres.

Alex Bodry fait une autre lecture de la Constitution. Celle-ci aurait tranché la question, en refusant de conférer au Premier ministre « un rôle prédominant » au sein du gouvernement. Il n’y aurait à remplir qu’un rôle de « coordinateur de la politique », dont il est censé « maintenir l’unité ». « Primus inter pares », le Premier ministre n’exercerait donc aucun pouvoir hiérarchique sur les autres ministres qui demeurent « les chefs de leurs départements ». Le Premier ministre ne constituerait d’ailleurs pas « son » gouvernement, rappelle Bodry : « Contrairement à une opinion largement répandue, ni le formateur (futur Premier ministre), ni à plus forte raison le Grand-Duc, ne se sont opposés dans le passé à une proposition de nomination d’un ministre émanant d’un des partis de la coalition ».

La formation d’un gouvernement est un moment délicat. Le Grand-Duc y joue un rôle central, par sa prérogative de désigner un formateur ou un informateur : « Il peut effectivement donner une orientation aux négociations sur le futur gouvernement ». En cas de « mauvais choix », ceci risquerait de l’exposer à la critique, écrit Bodry qui rappelle la séquence d’octobre 2013 et les « sueurs froides » provoquées par la rumeur de nomination « d’un informateur libéral, plutôt opposé à une coalition libérale, socialiste et écologiste ». (L’auteur fait probablement référence au notable du DP Henri Grethen.) Aux Pays-Bas, remarque Bodry, ce n’est plus le roi mais le président du Parlement qui désigne le formateur. Les pages dédiées au Grand-Duc (lire d’Land de la semaine passée) retiendra sans doute l’attention. Alex Bodry cherche à éviter toute polémique. À la question « république ou monarchie », sa réponse est diplomatique : « Il est sage de rester au statu quo. »

Dans son sous-titre, le livre promet un « historique », un « état des lieux » et des « perspectives ». Alex Bodry alterne entre explications juridiques plutôt descriptives, commentaires politiques plutôt critiques et « anecdotes illustratives », plutôt croustillantes. Le lecteur hâtif sera tenté de sauter directement aux « commentaires » : 26 encadrés sur fond gris disséminés à travers le livre. L’auteur y donne ses avis personnels, fait quelques rappels historiques et règle l’un ou l’autre compte. Bodry ne se contente pas d’une exégèse des textes constitutionnels. Il les confronte à la pratique. Et donne quelques brefs aperçus dans les coulisses du pouvoir.

Alex Bodry détaille des enceintes de décisions qui ne figurent pas dans les manuels d’éducation civique. La veille ou le matin du conseil de gouvernement, les ministres se réunissent ainsi pour un « préconseil » avec le président de parti et le chef de fraction. « Habituellement, les membres du gouvernement d’un même parti déjeunent ensemble après la fin du conseil, un moment de debriefing et de teambuilding ! », note Bodry. (« Depuis 2024 le CSV semble avoir abandonné cette tradition », ajoute-t-il.) Les « sujets sensibles » sont discutés en petit comité entre « les membres les plus influents de la coalition ». Durant la coalition rouge-bleue-verte, on parlait de « petit gouv », initialement composé de quatre représentants par parti : deux ministres, le président du parti et de la fraction. (La composition de cet instrument de crise changera vers la fin de Gambia pour ne plus qu’inclure le Premier ministre, les deux Vice-Premiers, ainsi que le président du DP.) En cas de divergence de fond entre coalitionnaires, des « interfractionnelles » sont convoquées pour garantir « une évacuation sans accroc » du projet de loi. Les ministres compétents y sont également conviés. « Décidément, la séparation des pouvoirs est très souple au Luxembourg », commente Alex Bodry.

Face à « l’omnipotence de l’exécutif », la matière constitutionnelle resterait « le dernier pré carré des députés » écrit Bodry, qui, du temps où il siégeait à la Chambre, s’était beaucoup investi dans la commission des Institutions et de la Révision constitutionnelle. Il lance un appel aux députés : « Que le législateur devienne enfin un législateur à part entière ». Les discussions budgétaires seraient l’exemple le plus « éclatant » de l’actuelle anémie parlementaire. L’examen département par département a été abandonné, le nombre de réunions en commission est en régression et les débats budgétaires se limitent à « une discussion générale », se plaint Bodry. « Au fil du temps, le Parlement, majorité et opposition, ont fini par abandonner la matière au gouvernement. » Autre signe de la déchéance parlementaire : La majeure partie des amendements votés en commission « sont directement ou indirectement élaborés dans les ministères ». Alex Bodry évoque en passant les accords tripartites, qui constitueraient « une entorse au régime de la démocratie parlementaire », la Chambre des députés se voyant dégradée en « simple chambre d’enregistrement ».

Pour sauver les apparences, restent les questions parlementaires, « certains députés semblant se livrer à une compétition de champion en QP ». Les commissions d’enquête donneraient, elles, des moyens d’action infiniment plus « incisifs », similaires à ceux du juge d’instruction. La Chambre en a fait « un usage à doses homéopathiques » : « On en dénombre seulement trois dans toute l’histoire parlementaire d’après-guerre », écrit Alex Bodry qui en a présidé deux. Depuis 2023, il suffit d’un tiers des députés pour en lancer une, ce qui « renforce sensiblement les droits de l’opposition en matière de contrôle de l’activité gouvernementale », juge Bodry. Plus loin, il conseille de « l’utiliser à bon escient » : « L’enquête parlementaire devra rester l’exception ». Les députés de l’opposition semblent partager sa prudence. Alors que la commission spéciale Caritas s’enlise, l’option d’une commission d’enquête n’est évoquée que de manière très timide.

Alex Bodry ne cache pas la méfiance que lui inspire « la diplomatie parlementaire », c’est-à-dire la panoplie d’assemblées interparlementaires, ayant chacune leur délégation de députés, que ce soit auprès de l’Otan, de la space conference, de la francophonie, du Benelux, de l’Union pour la Méditerranée... Tout cela serait « d’importance secondaire », juge Bodry. À ses anciens collègues, il lance un rappel à l’ordre : « Avant de développer cet axe du travail parlementaire d’un petit Parlement, il faudra se concentrer prioritairement aux deux missions essentielles de la Chambre : légiférer et contrôler. »

Après avoir lu le livre, on a l’impression que le conseiller d’État exerce plus de pouvoir politique que le député. « Dans bien de situations, c’est exclusivement la prise de position du Conseil d’État qui nourrit les débats en commission », écrit Bodry. Aussi, le chapitre sur le Conseil d’État était sans doute le plus périlleux. En tant que vice-président de cette Haute Corporation, Bodry avance sur un terrain glissant. Pourtant, c’est avec une certaine irrévérence qu’il thématise la tension inhérente à une institution qui n’est pas élue mais qui remplit « une fonction de colégislateur », exerçant « un pouvoir d’influence parfois déterminant » sur le processus législatif, « en y imposant parfois le tempo et sa lecture des normes juridiques supérieures ». Bref, même s’il est généralement présenté « sous l’angle d’un conseil juridique », le Conseil d’État serait en réalité « un organe politique ». Son utilité ne fait pas de doute aux yeux de Bodry, que ce soit pour assurer la qualité légistique ou défendre l’État de droit. Mais il soulève une question, plutôt gênante : « Une consécration par la Constitution suffit-elle comme source de légitimité ? » Alex Bodry préfère ne pas y répondre directement : « Le débat reste ouvert ».

En conclusion de son livre, il avance pourtant une idée comme s’il lançait un pavé dans la mare. Parmi ses vingt collègues de la Haute Corporation, la plupart vont certainement peu goûter : « Comme […] une majorité des membres du Conseil d’État semblent mettre en doute la nature politique de l’institution et de sa mission, une réforme plus ‘radicale’ consisterait à réduire ses compétences à un conseil juridique et légistique au sens étroit du terme […] Il en résulterait une plus forte professionnalisation de cette institution ». Concrètement, cela signifierait abolir le droit de veto (de trois mois) du Conseil d’État. On peut lire ce passage comme un raisonnement par l’absurde. De deux choses l’une, semble dire Alex Bodry. Si le Conseil d’État veut continuer à intervenir dans la procédure législative, il doit justifier d’une légitimité politique et sa composition refléter la « représentation proportionnelle des forces politiques ». Si, par contre, le Conseil d’État se déclare libre de toute contingence politique, il devrait en tirer la conclusion logique et se borner à un rôle strictement technique. Il n’est pas difficile de deviner ce qui a inspiré ces réflexions à Alex Bodry. Manifestement, il n’a pas encore digéré le refus du Conseil d’État de retenir la candidature de Max Leners, proposé par le LSAP. « La Haute Corporation ne semble pas tout à fait immunisée contre la tentation du jeu des intrigues », lâche Bodry dans un de ses commentaires, sans faire explicitement référence au candidat recalé. Le Conseil d’État aurait « frôlé l’illégalité » en renforçant « délibérément » le déséquilibre politique en son sein.

Alex Bodry ne se borne pas à une analyse des trois pouvoirs. Il dédie également une large place aux partis politiques. Son diagnostic n’est guère encourageant. Le nombre d’adhérents « semble stagner, voire régresser ». La démocratie interne serait « en souffrance » : « La plupart des congrès politiques sont devenus des shows bien huilés, produits pour démonter l’unité du parti et faire passer des messages clés vers l’extérieur ». Bref, les partis se transformeraient en « machines électorales » : « On a nettement l’impression que les décisions politiques des partis se prennent de plus en plus par des cercles très restreints de dirigeants. » Luc Frieden a poussé cette logique à son paroxysme, en s’assurant la présidence du CSV, invoquant l’impératif de « Geschlossenheet ». Le livre retrace donc une triple érosion démocratique : Le Parlement est éclipsé par le gouvernement, les partis par les fractions, les militants bénévoles par les politiciens professionnels.

Alex Bodry se montre critique par rapport à la jeune garde qui, de plus en plus, fait de la politique sa profession, et ceci dès la sortie de l’université. Bodry évoque « la création d’une nouvelle ‘caste’ de politiciens issus du réservoir des collaborateurs professionnels des députés […], qui ne disposent souvent d’aucune ou de peu d’expérience professionnelle en dehors de la politique nationale ». Il serait préférable qu’ils entrent d’abord en contact avec « la réalité du terrain » et développent « une expérience de militants », estime Bodry. La critique fait écho à celle formulée récemment par Lionel Jospin à propos de la macronie : « Nous ne nous sommes pas formés dans les cabinets ministériels, ni comme attachés parlementaires. Nous exercions un métier, donc nous connaissions la société », déclarait l’ancien Premier ministre socialiste en mai 2024 sur France Culture.

D’autres facteurs menacent le jeu démocratique. Par exemple la disparition des ouvriers de la Chambre, « une déformation qui risque de rejaillir sur le contenu des politiques publiques ». En conclusion, Alex Bodry aborde enfin la question du droit de vote, dont l’extension aux non-Luxembourgeois lui paraît à la fois « personnellement inévitable » et « difficilement réalisable ». Une telle ouverture ne pourrait plus se passer d’un référendum, « ceci par respect devant la position exprimée en 2015 par plus des trois quarts des électeurs ». Alors que faire ? Sur ce point, le texte de Bodry devient évasif et flou. Une « rediscussion » s’imposerait. En attendant, il faudrait impliquer les résidents non-luxembourgeois « dans les procédures de participation citoyenne ». Cela pourrait commencer par les emplois publics, dont l’accès devrait « être révisé ». Les structures administratives, « fruit de l’héritage du passé », seraient débordées, estime Bodry. Il fustige « la propension des acteurs politiques à ignorer le danger que le Luxembourg atteigne les limites de ses capacités de se gérer de manière autonome et d’agir comme État souverain ».

Les contours d’un nouveau fascisme se concrétisent aux États-Unis, la droite se recompose autour du clan Le Pen en France, l’extrême-droite est créditée autour de vingt pour cent en Allemagne et en Autriche un auto-désigné « Volkskanzler » s’apprête à prendre le pouvoir. Le Luxembourg semble largement épargné par la montée de l’extrême-droite, du moins à en juger par les résultats électoraux. Alex Bodry ne cache pas son admiration pour « l’extraordinaire stabilité » du Grand-Duché, « cette étonnante résilience des institutions ». Mais il n’est pas naïf : « Une relative prospérité » et des « politiques sociales » auraient jusqu’ici permis de « restreindre » le danger d’extrême-droite, écrit-il. La question serait : « Pour combien de temps ? » Aux yeux du conseiller d’État, il faut « sanctuariser » les libertés et les droits fondamentaux. Il faut également renforcer « le poids d’éventuels contre-pouvoirs » : « Protéger durablement l’indépendance de la Justice et préserver le pluralisme des médias, voilà deux priorités absolues dans le combat contre l’illibéralisme ambiant en Europe. »

Bernard Thomas
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