Festival

Abbey Road

d'Lëtzebuerger Land vom 01.07.2022

Il est un peu plus de 22h en ce samedi 25 juin, et la fin du monde est proche. Le ciel, chargé, s’éclaire par à-coups, le tonnerre gronde et la pluie s’abat sur la capitale. Là-bas, tout au fond de la vallée, cinq suédois en costumes noir et blanc se fichent des intempéries comme de leurs premières boulettes, et le public venu en partie pour eux le leur rend bien. The Hives était la tête d’affiche du Siren’s Call, de retour après deux années de disette. Un groupe dont les plus gros faits d’armes remontent à une bonne vingtaine d’années et qu’on n’attendait pas vraiment en 2022, mais un vrai groupe de scène, enthousiaste, démonstratif, communicatif, des attributs qu’on apprécie particulièrement post-Covid.

La force du Siren’s Call est assurément le lieu, principalement centré autour des coins et des recoins de l’Abbaye de Neumünster et s’échappant vers le Melusina voisin, en passant par un bucolique chemin forestier le long de la rivière, mis en valeur par des lampions en forme de créatures diverses. Si l’endroit est magnifié par beau temps, il faut avouer que la programmation de cette édition nous aura moins fait saliver que les excellents vins bios servis sur le parvis. À l’origine plutôt indie pop et de bon goût, l’affiche de ce samedi tire un peu dans toutes les directions et mélange notamment du rock gimmicky un peu daté (The Hives donc), du pop-rock passe-partout (Nothing But Thieves), des (très) jeunes pousses locales (Chaild, Naomi Ayé), du post-punk anglo-saxon qui défonce (Enola Gay, The Clockworks), du néo-classique ciselé (Hania Rani) et de l’electro-pop à la sauce indienne (Priya Ragu) ou française (Fischbach).

L’aspect découverte est forcément important avec une telle diversité artistique, et on salue la volonté de l’organisation d’offrir en sus une ribambelle d’animations annexes, notamment centrées autour de l’artisanat, de l’écologie et des enfants, particulièrement chouchoutés cette année avec les nombreuses activités Minimënster. Bref, pas étonnant avec une offre faisant un tel grand écart que les deux concerts qui nous ont le plus marqué n’aient absolument rien en commun. Tout d’abord, Hania Rani, compositrice polonaise dans une veine néo-classique. De son piano s’échappent des mélodies mélancoliques, hypnotiques, mises en relief par un groupe qui l’accompagne, notamment une batterie et une contrebasse. On constate le chemin parcouru depuis son premier album Esja, minimaliste à souhait. Depuis Home (son deuxième disque), la voix et des touches électroniques trouvent leur place au sein d’arrangements plus riches, texturés. Une prestation aussi douce que complexe, difficile à appréhender au milieu d’un programme aussi dense et varié, mais indéniablement atmosphérique et esthétiquement remarquable.

Quelques décilitres mêlés d’eau de pluie et de sueur plus tard, quatre énervés en provenance de Belfast montaient sur la petite scène du Melusina pour clôturer le festival. Ici, ce n’était pas vraiment la finesse qui régnait, plutôt une tension euphorisante, une rage plus ou moins contrôlée tout au long d’une prestation en coup de poing. Le chanteur harangue le public, le batteur laisse tomber le t-shirt, le guitariste déboule dans la salle pour initier un pogo. Vous l’aurez compris, Enola Gay n’est pas venu pour tester l’offre des food trucks, plutôt pour assommer les survivants trempés échappés du concert de The Hives. Majoritairement post-punk (la basse, les rythmiques) mais tirant ici et là sur le hip hop (le phrasé) voire le hardcore (les guitares), le quatuor n’aura pas lésiné sur l’énergie afin d’embarquer le public, un peu frileux au départ mais vite conquis et débridé.

Avec tout le respect que l’on doit aux Hives et à tous les artistes du Siren’s Call, le vrai événement était programmé deux jours plus tard, lors de la venue au même endroit de Thom Yorke, Jonny Greenwood et Tom Skinner, alias The Smile, dernier rejeton de la nébuleuse Radiohead, cet espèce de magma créatif d’où s’échappent depuis une quinzaine d’années moult projets plus ou moins liés. Et quel projet ! Le formidable album de The Smile (A Light for Attracting Attention) fait plus que renvoyer aux plus belles heures de Radiohead. Il semble synthétiser trois décennies d’expérimentations musicales, de recherches de sons et de textures, le tout magnifié par les rythmiques complexes de Tom Skinner, batteur du quartet jazzy d’avant-garde Sons of Kemet.

Sur le coup de 21h tapantes, le trio apparaît, sur fond d’un poème de William Blake (intitulé The Smile) déclamé par Cillian Murphy : « There is a Smile of Love / And there is a Smile of Deceit / And there is a Smile of Smiles / In which these two Smiles meet ». Tout le monde semble de bonne humeur, Thom Yorke a même sorti les bretelles pour l’occasion. Le concert commence sur le splendide morceau d’ouverture de l’album, The Same. Malheureusement, le son n’est pas à la hauteur, et oscillera de l’acceptable au moins bon durant une bonne demi-heure, jusqu’à We Don’t Know What Tomorrow Brings, morceau enlevé aux relents krautrock, puis Skrting on the Surface, peut-être la manifestation la plus évidente de l’influence jazz sur ces compositions.

Quel plaisir de retrouver nos héros adolescents ici jouer de la basse avec un archet, là nous renverser avec une voix prodigieuse qu’on parvient méritoirement à saisir malgré un brouhaha incompréhensible quand on paie son ticket de concert plus de soixante euros et qu’on se retrouve pour un peu plus d’une heure devant une superstar n’ayant jamais posé pied sur le territoire luxembourgeois. Entre les chansons de l’album, le groupe inséra quelques nouvelles compositions (« It’s a new, new one », dixit Thom Yorke après avoir interprété Colours Fly), démontrant par là même que ce side project est là pour durer (une excellente nouvelle).

La première partie du set se clôtura sur le combo gagnant The Smoke / You Will Never Work in Television Again, et c’est là qu’on félicite l’ingénieur du son d’avoir corrigé le tir. L’intro de The Smoke est à tomber, une ligne de basse au groove intemporel, un des morceaux de l’année, et un des favoris du public à en croire la haie de téléphones portables dressés pour la postérité. Puis vint le moment du rappel, débutant avec Pana-Vision, une autre composition phare de l’album, se poursuivant avec Open the Floodgates, balade dépouillée au piano permettant de saisir toutes les subtilités d’une des voix les plus marquantes de notre génération, et se terminant deux morceaux plus tard, à la tombée de la nuit, sur l’excellent FeelingPulledApartByHorses, à l’origine une démo de Radiohead devenue single de Thom Yorke, aux lisières du kraut, du drone, de l’electro, du rock psyché et du post-jazz. Bref, une parfaite synthèse du chemin parcouru par ces musiciens phénoménaux qu’on n’espérait plus voir aussi inspirés.

Sébastien Cuvelier
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