Dans le monde entier, il existe depuis longtemps, à côté du système éducatif officiel et public, un marché très important constitué par le soutien scolaire privé, dénommé shadow education en anglais. En forte croissance, mais encore très largement informel, il commence à se structurer sous l’effet, le plus souvent, d’encouragements donnés par les pouvoirs publics eux-mêmes. Il commence aussi à faire l’objet d’études sérieuses, moins pour tenter de l’évaluer que pour le décrire et en mesurer l’impact social et éducatif.
Pour le directeur général Éducation et Culture à la Commission européenne Jan Truszczynski, « briser le silence sur ce phénomène peut être une étape importante de notre effort pour améliorer l’éducation et les systèmes de formation. » Le document de référence en la matière a été publié fin 2011 sous l’égide de l’UNESCO et de son Institut international de planification de l’éducation. Intitulé L’ombre du système éducatif : quel soutien scolaire privé, quelles politiques publiques ?, il est dû à Mark Bray, un universitaire britannique en poste à Hong-Kong, et s’intéresse au phénomène uniquement pour les élèves du primaire et du secondaire (mais il se développe aussi aujourd’hui dans le supérieur).
Le soutien scolaire se présente très différemment d’un continent à l’autre. Dans les sociétés d’Asie de l’est telles que le Japon, la Corée du sud et Taïwan, il représente depuis longtemps une activité dynamique, profondément ancrée dans la culture. Cela tient en partie aux traditions confucéennes qui accordent une grande importance à l’éducation et insistent sur le zèle. Mais dans cette région, c’est l’Inde qui devient le principal marché.
En Amérique et en Australie, le soutien est plus limité (surtout en Amérique latine), mais il se développe rapidement sous l’effet d’encouragements des pouvoirs publics (programme No Child Left Behind aux États-Unis en 2001).
En Europe coexistent des situations assez disparates. Dans les pays de l’ex-URSS et en Europe orientale, le phénomène est longtemps resté d’ampleur modeste. Mais il s’est considérablement développé quand, après l’effondrement du communisme, les enseignants ont été obligés de donner des cours particuliers pour compléter leurs revenus et se maintenir au-dessus du seuil de pauvreté. Le soutien concerne des élèves de tous niveaux, comme en Afrique, où la situation est assez voisine.
L’Europe du sud est traditionnellement très portée sur le soutien scolaire. Le marché français du soutien privé pèse 2,2 milliards d’euros, avec une croissance de 10 pour cent par an, suivi de l’Espagne et de la Grèce. Dans ce pays, les ménages y auraient consacré plus d’un milliard d’euros, une somme supérieure aux dépenses du gouvernement pour l’enseignement secondaire, et colossale rapportée à la population. Mais le record est détenu par la Turquie avec un chiffre d’affaires estimé à plus de 4 milliards d’euros.
Dans les pays d’Europe du nord, où la qualité de l’enseignement public semble satisfaire les attentes des familles, le phénomène est moins accentué, même si les Allemands y consacrent entre 1 et 1,5 milliard.
Selon Mark Bray, ce sont « la compétition imposée par la société, la course aux résultats scolaires, la préparation intensive des examens et la pression qui pèse sur les familles comme sur les enfants » qui ont contribué à l’expansion de cette éducation parallèle, d’autant que dans le même temps « des restrictions budgétaires ont réduit la capacité des établissements scolaires à fournir un soutien scolaire individuel au sein de l’école ».
L’auteur note que, même au sein des pays les plus développés, la réglementation est soit inexistante, soit lacunaire, soit mal appliquée. Les acteurs du marché « évitent délibérément la transparence », ce qui interdit de mesurer avec précision l’impact économique de cette activité, notamment en termes d’emplois créés.
Mais « l’éducation de l’ombre » commence néanmoins à se structurer. Dans certains pays comme la France, c’est l’octroi d’avantages fiscaux (50 pour cent du prix des cours peuvent être déduits des impôts) qui a permis au marché de se développer au grand jour. On assiste à l’apparition d’entreprises spécialisées de taille variable, mais certaines existent depuis longtemps. Point commun : elles s’appuient toutes sur un système élargi de franchises. Ainsi la plus importante, la japonaise Kumon, a été créée en 1958 : elle compte aujourd’hui plus de 4 millions d’élèves dans 46 pays et 26 000 sites, surtout pour des cours de mathématiques et de langues. Parmi les leaders on compte aussi l’Américaine Sylvan Learning (créée en 1979, 2 millions d’élèves dans une douzaine de pays, avec 1 100 sites) et la Canadienne Oxford Learning (créée en 1984, un million d’élèves sur 140 sites, principalement aux États-Unis et au Canada). Chez Sylvan, le chiffre d’affaires des franchisés hors Amérique du Nord a crû de 50 pour cent en deux ans, grâce notamment aux pays du Golfe qui sont très demandeurs.
Quid de l’impact social de ce phénomène ? Ici, les avis divergent. Pour la spécialiste française Muriel Poisson, « le soutien scolaire privé n’est ni une bonne ni une mauvaise chose en soi. Tout dépend des circonstances et de la façon dont il est dispensé. Est-il offert par des enseignants du système éducatif, des enseignants extérieurs ou des instituts privés ? Les professeurs donnent-ils des cours de soutien à leurs propres élèves ou à d’autres ? Le soutien privé complète-t-il l’enseignement dispensé par l’école officielle, ou le corrompt-il de différentes manières ? ».
Mais dans son ouvrage, et dans le rapport qu’il a rédigé sur le même thème pour le compte de la Commis-sion européenne, Mark Bray est bien plus sévère, considérant que « bon nombre de cours particuliers sont d’une valeur pédagogique faible ». Le soutien scolaire privé peut également limiter les loisirs des enfants, « ce qui est néfaste sur le plan psychologique et éducatif ».
Surtout, « il risque de maintenir et d’exacerber les inégalités », dans la mesure où il profite surtout aux enfants issus de milieux favorisés. Au final, « il ne consiste pas tant à offrir un soutien à des élèves ayant réellement besoin d’une aide qu’ils ne peuvent pas trouver à l’école, que de maintenir les avantages concurrentiels des élèves privilégiés qui réussissent déjà », ce qui, pour Mark Bray, doit attirer l’attention des responsables politiques et justifie une réglementation accrue de cette activité.