Fast thinker L’ancien directeur de recherche de TNS-Ilres, Charles Margue, s’était profilé comme l’intellectuel organique de RTL-Télé. Il était ce que les journalistes appellent « un bon client » : expert en tout, discourant à tort et à travers, jamais avare d’une petite phrase, quitte à ce que la ligne séparant les interprétations du sondeur des opinions du citoyen en devenait par moments ténue. Peu porté sur les problématisations théoriques, son approche était pragmatique, conforme aux attentes du marché. Les clients attendaient des réponses, Margue en livrait. (Il est d’ailleurs frappant qu’il ait publié très peu d’articles.) Il utilisait son capital médiatique pour consolider sa position au sein d’Ilres. Qui profitait de ses connections dans les milieux politiques et patronaux pour décrocher de nouveaux contrats. Si Margue était le visage de l’institut de sondages, il ne l’a jamais dirigé. Il aura été l’éternel deuxième homme : derrière le fondateur Louis Mevis ; puis à partir de 2011, derrière Luc Biever, de quinze ans son cadet.
Au nom du père Le 30 octobre 2018, jour de son assermentation à la Chambre des Députés, le bordereau de présence portait le nom du père : « Georges » au lieu de « Charles ». Le député vert utilisa son premier discours pour longuement évoquer son père, l’ancien député CSV Georges Margue, « och nach Pafe-Georges genannt ». Alors que le fils de gauche et le père de droite avaient été en désaccord politique sur presque tout (« il était Wojtyla, je suis François »), Charles Margue tenait de défendre l’honneur filial. À la Chambre, où Georges Margue avait siégé entre 1959 et 1994, il aurait été « respecté » de tous, estimait son fils. (Les Margue sont l’archétype de la bourgeoisie catholique : Le grand-père de Charles Margue, Nicolas, avait été ministre CSV ; Paul, l’oncle paternel, incarnera l’historiographie chrétienne-sociale ; Elisabeth, la fille de son cousin, était présidente du CSJ.)
Pour le post-soixante-huitard Charles Margue, l’héritage paternel est pourtant difficile, voire impossible à assumer. Georges Margue était un avocat bourgeois, réactionnaire et papiste. Dans les années 1930, alors qu’il était encore lycéen au Kolléisch, il rédigeait De Wecker rabbelt, une feuille grouillant de menaces contre les réfugiés juifs, qualifiés de « Gesindel ». Dans les années 1970, depuis la tribune parlementaire, il se fera connaître par la fureur de ses discours, toujours du mauvais côté de l’histoire : contre l’abolition de la peine de mort, contre la légalisation de l’IVG (« A wat maacht dir mat deene Kanner ? Ginn déi duerch d’Päif oder komme se op d’Mëscht, oder wuer ? ») ; sans parler de ses invectives homophobes (« Schleeken an Zwadderen, déi sech doduerch amuséieren, dass se hir Sexualnerven excitéieren »). Lorsqu’un CSV « modernisé » reprenait le pouvoir en 1979, le conservatisme rétrograde incarné par Georges Margue était passé de mode. Le député était devenu un anachronisme encombrant.
Mais il serait trop facile de réduire Georges Margue à une sorte de clown ultramontain. C’était également un intellectuel à l’ambition encyclopédique et un légiste coriace. Il était craint des hauts fonctionnaires car, en tant que président de la commission juridique, il n’hésitait pas à démonter jusque dans le moindre détail un projet de loi, quitte à ce que ce dernier provienne de sa majorité. L’homme de principe, qui connaissait son Code civil sur le bout des doigts, était politiquement imprévisible.
Méthode Margue Charles Margue compte, lui aussi, jouer pleinement son rôle de député. Alors que le dessaisissement du pouvoir législatif est devenu la norme, cette ambition apparaît comme extraordinaire. Sur la question des mineurs enfermés à la prison de Schrassig, Margue a ainsi forcé la main à son camarade de parti Félix Braz, un ministre de la Justice sous influence de ses hauts fonctionnaires, des procureurs et des magistrats. « Le projet de loi [sur la protection de la jeunesse] ne rendait pas justice à son intitulé », estime Margue. Cela avait pourtant été Félix Braz qui avait proposé à Margue, qui n’est pas juriste et avoue avoir été « totalement surpris » par l’offre, la présidence de la commission de la Justice à l’issue d’un « casting interne en deux ou trois rounds ». Le ministre vert s’est ainsi choisi « son » président de commission parlementaire. Qui ne semble pas avoir l’intention d’être docile.
Le député néophyte de 63 ans a su saisir l’occasion politique. Fin janvier, le projet de loi avait été dézingué par le Conseil d’État, qui avait formulé une vingtaine d’oppositions formelles (d’Land du 9 mars 2018). S’y ajoutait la pression internationale : de passage au Grand-Duché, la présidente du Comité des droits de l’enfant de l’Onu avait déclaré que le projet de loi était « une salade mélangeant des éléments de protection et de punition ». Dans la commission parlementaire, Margue reprit le texte sur le métier et invita des dizaines de représentants du secteur social et de la société civile. S’est-il imposé contre le ministre ? « Je vous laisse le soin de cette analyse, mir geet et ëm d’Saach », esquive Margue. Il évoque « un processus de team building » parlementaire, par-delà le clivage opposition-majorité. Ce serait « la méthode Margue », et il compterait également l’appliquer aux autres sujets sociétaux.
Rien à perdre Se présenter sur une liste CSV aurait été « hors question » : « Les éléments sociaux sont tous partis du CSV. L’aile réactionnaire, libérale de droite finit toujours par l’emporter. Je n’avais aucune envie de jouer l’idiot utile, comme l’ont fait Marcel Oberweis et d’autres ». Lors de son premier discours à la Chambre, Margue avait longuement cité des encycliques papales de Benoît XVI et de François pour convaincre les députés CSV de la nécessité d’un registre des bénéficiaires économiques. Charles Margue est un des rares « cathos de gauche » à ne pas avoir pris ses distances par rapport à la foi ; il reste un catholique pratiquant. Étudiant à Paris, il avait été marqué par la culture des prêtres ouvriers, immergés dans la société française. En 2010, il retourne à la Mission de France pour y suivre un « parcours fondamental ». Durant deux ans, il passera une partie de ses weekends à « faire le point », méditant sur des questions théologiques et politiques. De sa socialisation politique, Margue a retenu une tendance à analyser les conflits au sein de la société d’un point de vue moral, à partir des comportements individuels.
Contrairement aux autres nouveaux députés verts Djuna Bernard, François Benoy et Stéphanie Empain, qui envisagent l’engagement politique comme une carrière professionnelle à moyen terme, Charles Margue n’a rien à perdre, ni à se soucier de sa réélection. Et il ne doit rien à personne ; son capital politique, il l’a accumulé en-dehors du parti. Sera-t-il un électron libre ? Le 31e député de la majorité ?
Comme pour désamorcer cette crainte, Margue n’a eu de cesse, au lendemain des élections, de se présenter en « soldat du parti », humble et loyal. Il ne serait « pas naïf », assure-t-il : « On est une majorité, et une majorité courte ; cela prime ». Et de promettre de ne pas prendre des initiatives non-concertées. En même temps, Margue se considère comme « homme libre ». Il n’aurait pas de comptes à régler, les anciennes querelles politiciennes (« de bac à sable ») ne le concerneraient pas. Il avoue avoir déjà buté sur la raison de coalition, et ceci dès les négociations de coalition. Mais il y aurait des arbitrages à faire, des compromis à respecter : « Les Verts ne font pas assez pour le climat, OK. Mais nous n’avons récolté que quinze pour cent des votes, il y a des rapports de force. »
Alors que François Bausch, l’idéologue en chef des Verts, a annoncé qu’il ne se représentera plus aux prochaines législatives, la question de qui sera tête de liste aux côtés de Sam Tanson taraude déjà les esprits en interne. Margue dit pouvoir « difficilement s’imaginer » devenir ministre en 2023. « C’est une autre ligue… la charge de travail, la responsabilité… Je ne sais pas si j’aurai envie d’affronter un tel défi lorsque j’aurai 67 ans ».
Logique actionnariale Charles Margue est un des rares (anciens) dirigeants d’entreprise à siéger à la Chambre. Les fonctionnaires patronaux se désolent de ne plus trouver de relais politiques, d’être ignorés du gouvernement. Or, en « off », la plupart d’entre eux font une exception pour les Verts. Le nombre élevé de petits patrons parmi leurs cadres politiques (Carole Dieschbourg, Charles Margue, Marc Hansen,
Stéphanie Empain) semble avoir un effet rassurant.
À partir du QG de TNS Nipo à Amsterdam, ses supérieurs hiérarchiques lui avaient accordé un congé payé entre mai et octobre 2018. Ils proposaient à Margue un arrangement : S’il était élu, la relation de travail s’arrêterait là ; s’il n’était pas élu, il pourrait revenir, mais seulement dans une fonction « non-opératoire ». Du coup, Margue se lançait à corps perdu dans la campagne électorale. Il sera de toutes les fêtes de village, de toutes les inaugurations. Le membre du comité du FC Minerva Lintgen jouait la carte locale, se présentant comme candidat du canton de Mersch, un rôle auparavant occupé par le discret Claude Adam (Déi Gréng).
Charles Margue ne semble pas malheureux d’avoir trouvé une porte de sortie. Au gré des acquisitions et fusions, le petit institut de sondages luxembourgeois fondé en 1978 a fini par être intégré dans le conglomérat WPP. Cela se serait fait sentir sur le terrain : « Ils sont intervenus dans notre daily business. D’abord les quarterly reports, puis les monthly reports. Si tu sous-estimes, on te reproche un manque d’ambitions ; si tu surestimes, on te dit que tu ne connais rien à ton business. Et cette pression est permanente, elle empoisonne le climat d’entreprise. Tous les ans, les profits sont intégralement versés en dividendes. Et on sait ce que les grands actionnaires aspirent comme sommes… Mais c’est la logique des actionnaires. Je peux avoir des états d’âme, mais cela n’y change rien. » C’est assez ironique que Margue, qui détient quatre pour cent du capital social de la société, bénéficie de cette logique, du moins financièrement. Ainsi, Ilres SA a versé l’intégralité des bénéfices de 2015 (soit 380 000 euros), de 2016 (600 000 euros) et de 2017 (322 000 euros) en dividendes aux actionnaires.
Du côté de chez Paperjam Dans un Parlement dominé par des fonctionnaires, des enseignants et des avocats, Charles Margue se voit comme un intermédiaire entre le monde politique et le monde économique. « Je vais aux soirées Paperjam, et je continuerai à y aller. Je connais ces gens et j’essaie de comprendre comment fonctionne leur mentalité. Il n’y a pas assez de politiciens qui y sont présents et je tente de sensibiliser l’un ou l’autre collègue sur l’importance d’y aller. » Charles Margue connaît les milieux patronaux et leurs lobbys : ce sont ses anciens clients. En tant que personne « orientée politiquement à gauche », ces collaborations l’auraient toujours « amusé » ; il aurait essayé de « construire des ponts ». (Margue dit avoir également offert les services d’Ilres, dans une approche « friendly », aux ONG.) Il a travaillé pour l’initiative 2030.lu, lancée en mars 2013 par la Chambre de commerce. En automne 2006, donc une année avant que n’éclate la crise des subprimes, Margue présentait une enquête commanditée par l’ABBL et pointait le manque de « goût du risque » chez les employés bancaires.
« Avant, l’Arbed contrôlait beaucoup. Tout était imbriqué, cela avait des bons et des mauvais côtés. C’était un modèle paternaliste mais qui fonctionnait. » D’après Margue, le problème serait qu’aujourd’hui « cela se passe en parallèle et n’est plus transparent ». Que l’ABBL « se soit rédigé ses propres lois durant des décennies » et que les Big Four « anti-chambrent partout », beaucoup de députés l’ignoreraient. Omniprésents dans les administrations, les cabinets d’audit opèrent en effet de manière discrète, voire confidentielle. À l’opposé d’une Arbed qui était intégrée, via la Tripartite et la Chambre de commerce, dans les institutions de l’État. Avant 1918, les notables de l’Arbed occupaient plus d’un siège sur cinq au Parlement. « Alors que l’Arbed étend son emprise sur l’économie, elle comprend qu’elle doit se désengager sur le plan politique », notait Gilbert Trausch dans une plaquette d’anniversaire publiée en 1993 par la Fedil.
« De nombreux clients se plaignaient de la politique auprès de moi, raconte Margue. Mais, ils n’y envoyaient plus personne ! Si hu keen méi fräigestallt ! » Peut-être parce qu’ils estiment que ce n’est pas à la Chambre que se prennent les décisions importantes ? « J’ai posé la question chez nous en interne : Sommes-nous un Nick-Parlament [une Chambre béni-oui-oui] ? Je ne pourrai y donner une réponse que d’ici quelques mois ou années… »