C’est fou ce que Ionesco a mal vieilli, comme certaines pièces de Sartre ou certains tableaux abstraits de l’après-guerre. Leur extrême modernité, choquante à l’époque de leur création, fut tellement ancrée dans son temps, qui l’a engendrée, qu’il est impossible de recréer cette rupture aujourd’hui. On va donc désormais voir un Ionesco comme un classique – plus de soixante ans après la création de La leçon, et alors que la pièce est toujours jouée, sans interruption depuis 1957, au Théâtre de la Huchette à Paris, elle fait partie du patrimoine littéraire moderne. Mais on sait aussi que le grand avantage des classiques, c’est que ça vous remplit une salle : les classes des lycées se pressent à l’entrée du Centaure, où Myriam Muller a mis en scène cette pièce emblématique de l’absurde.
Et la pièce leur parle, aux lycéens. Car il s’agit d’éducation – une élève veut prendre des leçons particulières auprès d’un professeur renommé afin d’augmenter ses chances d’avoir son « doctorat total » –, du pouvoir du langage, des inepties du système scolaire et de rapports dominants/dominés à l’école. Quelle meilleure matière pour développer des discussions et des thèmes de composition sur la réforme actuelle du système scolaire ou le concept de l’absurde que ce court texte de Ionesco adapté dans l’aujourd’hui ?
Dans la cave conçue par Trixi Weis, qui rétrécit encore le minuscule espace de la scène du Centaure par d’imposants murs carrelés, on est chez Josef Fitzl à Almstetten, chez Wolfgang Priklopil ou chez Marc Dutroux et Michelle Martin en Belgique. Alors que Marie, la bonne (Sonja Neuman), nettoie la salle principale, le professeur (Denis Jousselin) astique tout aussi obsessionnellement son arsenal d’armes blanches, transformant l’arrière cave en un véritable atelier de boucher, et on se doute bien que ce rituel ne laisse rien présager de bon. Quand arrive l’élève (Jeanne Werner), le contraste de sa fraîcheur et de son enthousiasme s’exprime déjà par les couleurs de ses vêtements, chemise blanche et collants rouge sang, contrastant avec les tenues sombres des maîtres du lieu. Elle a du mal à tenir en place tellement sa soif d’apprendre la fait bondir à la moindre bêtise qu’elle maîtrise en arithmétique (un plus un, compter jusqu’à seize...). Son professeur est enchanté, jusqu’à ce qu’il se lance dans la philologie, qui « mène au pire » selon la bonne. Au final, l’élève n’aura été que la quarantième victime du professeur aux si bonnes manières.
Denis Jousselin excelle à nouveau sur la scène du Centaure avec la précision de son jeu, qui maîtrise parfaitement ce texte absurde lancé au grand galop. Jeanne Werner, qu’on avait récemment appréciée dans Kaspar Häuser Meer à Esch, sait rouler ses grands yeux bleus à merveille pour jouer les innocentes. Mais il manque quelque chose entre eux, une tension, qu’elle soit érotique ou destructive, qui fasse qu’on suive l’évolution vers le geste fatal final. Ce qui fait qu’on sort de là avec le sentiment d’avoir vécu un joli moment de théâtre. Sans plus.