Une impression de lassitude et de désabusement, voilà ce qu’a laissé le procès spectaculaire (33 audiences) du crash de la Luxair, le 6 novembre 2002, et son terrible bilan humain : vingt morts, deux survivants dont le pilote Claude Poeckes, aujourd’hui âgé de 36 ans. Comme si les principaux protagonistes de l’affaire, les inculpés et leurs avocats, connaissaient d’avance le résultat de la course. Prosper Klein, le juge présidant la 9e chambre correctionnelle, savait exactement où il voulait aller : « Le procès ne fut pas forcément inéquitable, mais on avait le sentiment que c’était couru d’avance », souligne un des avocats de l’affaire en déplorant le caractère dirigiste du juge président face aux experts et aux témoins. Comme si aussi, une pièce manquait dans l’assemblage: tout le procès s’est concentré sur le volet technique sans prendre en considération les défaillances au niveau des ressources humaines qui ont conduit à la catastrophe. Car si Claude Poeckes, jeune homme totalement immature et il en a fait la démonstration au procès, fut embauché et promu commandant de bord à la Luxair à 25 ans, c’est bien que quelque chose clochait dans le système de gestion du personnel de la compagnie où le passe-droit et les promotions des fils et filles de primaient sur les compétences des recrues.
En cela, le procès Luxair a ressemblé à celui de l’accident ferroviaire de Zoufftgen : les aiguilleurs partaient avant même d’être relevés de leurs postes de travail et c’en était même devenu une habitude, mais cette dimension fut totalement ignorée dans les débats. Et dans un cas comme dans l’autre, la gestion du personnel, si tant est qu’on puisse parler de gestion, a contribué au drame et on a beau jeu d’incriminer la technique ou de stigmatiser des mécaniciens ou des contrôleurs du rail.
La faute de pilotage n’a jamais fait de doute et les 42 mois de prison avec sursis dont Claude Poeckes a écopé mardi n’ont pas parus extravagants aux yeux même de son avocat (lire ci-contre). Les deux mécanos de Luxair, informés par le constructeur de l’avion Fokker des défaillances du système de dévérouillage des freins en vol, sans qu’ils n’aient apporté des modifications, paient, eux, le prix fort : 24 mois de prison avec sursis chacun, alors que leur ancien chef s’en tire avec 18 mois. Les quatre condamnés disposent de 40 jours pour interjeter appel.
Le volet civil du procès n’a surpris personne non plus : conformément à la Convention de Varsovie du 12 octobre 1929 (unifiant certaines règles relatives au transport aérien international pour limiter la responsabilité des compagnies en cas de pépin) et à la jurisprudence constante que des tribunaux à l’étranger en ont dégagée, les proches et ayants droit des victimes (les passagers uniquement1) ne seront pas indemnisés de leurs préjudices (tant matériels que moraux) par un tribunal pénal, cette compétence revenant à une juridiction civile uniquement. Les juges de la 9e chambre correctionnelle ont donc tranché en se déclarant incompétents pour se prononcer sur des dédommagements, alors que les familles des victimes du crash avaient présenté des demandes en ce sens.
Il s’agit d’un point controversé du dossier qui avait d’ailleurs suscité une forte émotion lors du procès, ramenant l’affaire à une question de gros sous et faisant croire faussement que Luxair rechignait à sortir le portefeuille. Le substitut du Procureur d’État n’avait pas mâché ses mots à l’audience en parlant de « tentative d’escroquerie à jugement » en visant certaines parties civiles, les proches des passagers allemands décédés dans l’accident du Fokker, qui avaient déjà été indemnisés par l’assureur de la compagnie aérienne, mais qui s’étaient bien gardés de le signaler au tribunal. « Avoir omis de le divulger était malhonnête, je l’ai déjà dit à l’audience, je l’ai écrit et je le répète », a indiqué dans un entretien au Land Me Guy Loesch qui représentait l’assureur de Luxair au procès. C’est lui qui souleva la question de la recevabilité des parties civiles devant le tribunal correctionnel, la Convention de Varsovie l’ayant implicitement exclu en raison du caractère spécial du secteur aérien ; des indemnités contractuelles étant prévues pour les passagers qui n’auraient pas été amenés à bon port par une compagnie opérant des vols commerciaux. Il n’est même pas nécessaire dans ce cas de prouver une faute du transporteur. Elle est présumée.
Ici, le droit commun ne s’applique pas, place à des indemnités forfaitaires prévues par les conventions internationales qui priment d’ailleurs le droit national : ce ressort appartient à une juridiction civile – et selon des conditions particulières, notamment en matière de prescription, deux ans au lieu de trois habituellement –, le tribunal correctionnel devant décliner sa compétence. C’est déjà vrai à l’étranger (en Allemagne et en France, notamment) et ça l’est aussi désormais au Luxembourg (à moins que la juridiction d’appel, si elle devait être saisie, en décide autrement), qui a connu son premier procès de catastrophe aérienne. « Les conditions et limites établies par la convention, lit-on dans le jugement, sont aussi applicables aux tribunaux nationaux et ce en raison de la primauté classiquement attribuée par les constitutions des pays européens, dont le Luxembourg, aux traités internationaux par rapport à la loi nationale ». Que les actions soient dirigées directement contre le transporteur – Luxair en l’occurrence, mais à l’époque des faits la responsabilité pénale des personnes morales n’existait pas dans le droit luxembourgeois) ou contre ses préposés (le pilote notamment).
Les juges luxembourgeois ont donc été dans le sens de la Cour de cassation française (1969) excluant « que la victime d’un accident d’avion s’adresse au juge pénal pour obtenir réparation du transporteur des dommages lui causés par l’accident ». En 1974, le Bundesgerichtshof allemande avait été dans le même sens, affirmant que la Convention de Varsovie, article 24, interdisait « toute action en responsabilité contre le transporteur pour quelque raison que ce soit en dehors des conditions et limites de la convention, de sorte qu’il est exclu pour les victimes d’un accident d’avion d’introduire une action devant les juridictions pénales en réparation des dommages qu’ils ont subis ».
L’idée de priver des proches des victimes (passagers) de pouvoir obtenir réparation du préjudice subi par un tribunal pénal choque profondément sur son principe l’avocat Pol Urbany, qui défend le père de l’artiste luxembourgeois Michel Majerus, mort dans la catastrophe de Luxair. Et pour lui, ce n’est pas une question d’argent, mais d’un droit des victimes et de leurs proches à pouvoir intervenir dans un procès pénal et au final, obtenir une compensation financière de la part des responsables de l’accident. L’avocat a d’ailleurs joué un rôle clé dans le procès. Tout le monde en convient, même ses confrères qui ont défendu les prévenus : « Pol Urbany a fait un travail formidable et il a été brillant en contribuant à la manifestation de la vérité », assure l’un d’eux. C’est bien Pol Urbany qui, à force de recherches et de nuits blanches à fouiller dans les pièces du dossier, permit de rétablir la vérité sur ce qui s’était passé dans le cockpit de l’avion entre le pilote et son copilote, auquel les premiers experts avaient attribué à tort un besoin pressant qui l’aurait incité à vouloir atterrir rapidement à l’aéroport du Findel.
L’avocat de la famille Majerus n’a pas fermé l’œil de la nuit qui a suivi le verdict de Prosper Klein : il a le sentiment d’un énorme gâchis et d’une certaine injustice faite à ses clients. Pol Urbany a déjà annoncé son intention de faire appel au civil. Il avait par ailleurs et parallèlement à l’affaire pénale introduit une plainte devant un tribunal civil dans les délais requis par les conventions internationales sur l’aviation commerciale, l’affaire étant encore en cours, puisque le pénal tient le civil en l’état.
Mais il est un des rares à avoir respecté les délais inscrits dans la Convention de Varsovie. De nombreux avocats de proches des victimes ont raté le coche et n’ont pas engagé de procédure endéans les deux ans devant le tribunal civil. Pour eux, qui ont de toute façon été indemnisés à titre privé, il y a donc prescription. Ils espéraient bien rattraper le coup devant le tribunal correctionnel.