Quand Pierre Schmit se présenta en mars 1947 devant le tribunal de l’Epuration, ses juges étaient dans l’embarras. Innocent ou coupable ? Héros ou traître ? Ils l’ont condamné à une peine de douze mois et l’ont remis en liberté, le prévenu en en avait déjà purgé dix-huit1. Pierre Schmit n’était certainement pas innocent. Nous n’avons pas aujourd’hui à juger ou à condamner, mais à comprendre les choix qu’il fit, à retracer le chemin qu’il emprunta et à essayer de voir à travers ses yeux le monde qui fut le sien.
Né en 1901, Schmit fréquenta l’« Industrieschule » de Limpertsberg et fit des études d’ingénieur aux TH de Berlin et de Darmstadt suivies de trois semestres d’études financières. En 1925, il entra au service d’AEG et y accéda très vite aux fonctions les plus importantes, celles de « Direktionsassistent » et de « Revisionsbeamter ». Il connaissait Félix Deutsch, le successeur de Walter Rathenau, Hermann Buecher, le successeur de Deutsch, et Edith Rathenau, la sœur de Walter Rathenau. Comme beaucoup de cadres de l’AEG il était membre de la franc-maçonnerie réformée, républicaine et pacifiste du courant « Aufgehende Sonne von Bayreuth ».
Pierre Schmit n’était pas un de ces ingénieurs à l’intelligence purement instrumentale, exécutants serviles d’une volonté qui les dépasse. Il écrivait dans les journaux de Léopold Schwarzschild et de Von Gerlach, donna des conférences à la Grande Loge de Hambourg et à la « Hochschule für Politik » de Berlin, une université privée où enseignaient Max Weber, Breitscheid, Hilferding, Heuss. Il publia des articles sur la littérature française, la psychanalyse, le judaïsme allemand, le programme du NSDAP, sur Rosa Luxembourg, assassinée en 1919, et Walter Rathenau, assassiné en 1922. L’article sur Rathenau fut reproduit dans la Luxemburger Zeitung2.
Walter Rathenau était le grand patron de l’AEG («All-gemeine Elektrizitätsgesellschaft ») qui fut la plus importante industrie de guerre après Krupp, mais contrairement à Krupp, Rathenau misa sur la consolidation de la République et une coopération européenne aussi bien vers l’Ouest que vers l’Est. Il rencontra André Gide aux entretiens franco-allemands de Colpach et négocia le Traité de Rapallo avec la jeune Union Soviétique. Son assassinat en 1922 provoqua une immense émotion et rassembla l’ensemble des forces attachées à la république et à la paix.
Schmit avait 32 ans et était promis à un grand avenir, quand les nazis sont arrivés au pouvoir en 1933. Pour ceux qui comme lui ne participaient pas à la folie collective et ne frappaient pas ceux qui étaient à terre, il était urgent de se mettre à l’abri. Il compromettait la société dénoncée comme une entreprise juive. Il avait adhéré en 1932 à la « Eiserne Front », une organisation de combat antinazie. Il fut mis à la porte, « avec brutalité », dit-il, rentra au pays, en même temps que son jeune frère Damien, et trouva un poste subalterne à la SOLPEE, la filiale luxembourgeoise de l’AEG. Chassé par la grande porte il revint par la petite porte.
La SOLPEE avait été créée en 1921 par l’AEG pour reprendre pied sur le marché occidental. Elle était dirigée par Louis Heinemeyer, un compagnon de Walter Rathenau, on y trouvait le baron Jacquinot, le baron de Saintignan et Max Arendt. La SOLPEE représentait les intérêts allemands à Luxembourg. Fondée par une entreprise transnationale dans une perspective d’expansion et de conquête, elle fournissait les équipements pour les chemins de fer luxembourgeois, la Poste, les brasseries, l’éclairage public, l’industrie lorraine. L’ambassade française l’observait avec inquiétude et évaluait les menaces que pourraient constituer son projet d’une centrale électrique sur l’Our ou la tentative d’une prise de contrôle de Radio-Luxembourg3.
Pierre Schmit avait promis de ne pas faire de politique, il s’y tenait, du moins en apparence. Le 24 août 1933 un article paraissait en grand format à la première page du Escher Tageblatt. « Ein Dokument der Schmach ». L’article dénonçait les horreurs commises dans les camps de concentration. Un document de la colère, de l’amour blessé pour une Allemagne avilie par ceux qui s’en étaient emparé, un cri de secours en direction de l’opinion publique internationale.
On y lisait ceci : « Halten Sie es für möglich, dass in unserem Jahrhundert und in dem Lande, das stolz ist auf seine Kultur, Menschen mit Wissen der legalen Behörden buchstäblich zu Tode gefoltert werden? … Dass ein Mann Ministerpräsident von Preussen wird, der vor wenigen Jahren noch im Irrenhaus sass, heute noch Morphinist ist? ... Dass die Nationalsozialisten tatsächlich den Reichstag angezündet haben, um die Opposition abzuwürgen, d.h. um die Einkerkerung, Misshandlung von Tausenden, die rechtlose Hinrichtung von Unzähligen legalisieren zu können? »
L’article n’était pas signé. Pierre Schmit savait qu’il devait désormais jouer sur deux registres, l’homme public et l’homme de l’ombre, mais il était prêt à prendre des risques pour empêcher le pire. Schmit s’engageait, il prit du service au sein de la Libre Pensée, dont il devint le secrétaire général. Son nom n’apparaissait ni dans les assemblées, ni dans les publications. Officiellement c’étaient René Blum et Emile Marx qui occupaient le poste. En 1934, il imposa l’élargissement du programme de l’association à la lutte antifasciste, ce qui n’était pas du goût de tous les vieux grognards de l’anticléricalisme et il participa également à la fondation des « Amis de l’Union Soviétique ».
En 1938, l’horizon s’assombrit en Europe. Après l’annexion de l’Autriche, les réfugiés arrivaient au Luxembourg en si grand nombre que le gouvernement crut devoir fermer les frontières. Le nouveau ministre de la Justice, René Blum justement, renvoya deux autobus de réfugiés arrivés sans visas. En novembre, après les pogromes de la « Reichskristallnacht », Pierre Schmit reçut un appel pressant de Bruxelles. Dannie Heinemann, le chef de la SOFINA, avait besoin de lui pour une mission de secours en faveur des juifs allemands.
Heinemann était un ingénieur américain d’origine allemande qui avait rejoint l’AEG en 1893, chargé de surveiller l’utilisation des licences Edison pour le compte de General Electric. En 1905 il reprit, pour le compte d’AEG, la Société financière de transports et d’entreprises électriques (SOFINA) installée à Bruxelles qui essaima dans le monde, contrôlait la CHADE hispano-latino-américaine, la GESFUREL hongroise et est-européenne. En décembre 1938 le holding SODEC fut fondé à Luxembourg, qui fut doté d’un capital de 200 millions de francs-or versé par la CHADE. Pierre Schmit y réapparaissait comme secrétaire général.
L’empire de l’AEG s’étendait à travers ses filiales et ses alliances au monde entier. Elle construisait des tramways à Budapest, Bucarest, Buenos-Aires, Barcelone et Naples, elle était liée à la société américaine General Electric qui, depuis 1929, possédait 27 pour cent de ses actions et avait renouvelé en 1938 un accord sur les licences. Hitler pouvait arianiser l’AEG, il ne pouvait pas la couper de ses tentacules au niveau du monde entier, à moins de renoncer à toute visée de domination mondiale.
Schmit avait été recommandé par Buecher et Heinemeyer, les patrons de l’AEG à Berlin, pour faire sortir des juifs d’Allemagne en contournant l’embargo du gouvernement luxembourgeois. La SOFINA de Heinemann financerait l’opération. Le Ministre Blum donna son accord pour une vingtaine d’autorisations de séjour provisoires et obtint pour cela l’aval du gouvernement. En cours de route, le nombre des visas monta à 72, s’y ajoutaient une dizaine de protégés personnels de Buecher et une vingtaine de cas signalés par l’organisation juive ESRA.
Schmit se rendit en décembre 1938 à Berlin, espérant que les nazis ne remarqueraient pas qui se dissimulait derrière l’habit de l’homme d’affaires. Il rencontra les dirigeants d’AEG, les représentants de la communauté juive, les autorités nazies et le chargé d’affaires luxembourgeois, Sturm. Il réussit ainsi à sauver une centaine de juifs. Certains sortaient des camps de concentration comme le Dr. Eugen Grünberg qui fut de 1941 à 1944 le médecin du ghetto de Fünfbrunnen. Les autres étaient des cadres d’AEG ou des personnalités du monde culturel, comme le professeur Henius de l’Université de Berlin, le Generalmusikdirektor Gustav Brecher de Dresde, l’industriel des textiles Hermann, les membres de la famille Oliven de la « Gesfüren », le physicien Ising, un ancien du service des licences d’AEG, et Mme Deutsch, la veuve de l’ancien directeur général, célèbre pour son salon, où elle reçut Thomas Mann, Richard Strauss, Gerhart Hauptmann et le cardinal Pacelli.
Ces réfugiés étaient en général des juifs riches. Schmit arriva à faire sortir d’Allemagne une partie de leur patrimoine sous le couvert de transactions commerciales. Madame Deutsch put ainsi faire parvenir au Luxembourg 18 tonnes de meubles et d’œuvres d’art qu’elle ne put plus récupérer, étant réfugiée à Ostende avant de partir pour une destination inconnue. Ces réfugiés furent regroupés en partie à l’ « Hôtel des 7 Châteaux » de Mersch, où Schmit organisait des cours pour eux. Leur séjour était financé par un crédit d’un million de francs mis à la disposition de Schmit par Heinemann en plus du cautionnement exigé pour l’obtention des visas qui s’élevait à un moment à la somme de trois millions de francs de l’époque4.
Quand la Wehrmacht envahit le Luxembourg, Pierre Schmit ne réussit pas à partir. Il attendait l’ouverture de la Banque Commerciale pour y récupérer 150 000 francs5 dans le safe. Selon le témoignage de Mme Ising recueilli par Germaine Goetzinger6 il paya le même jour six mois de séjour aux pensionnaires de Mersch: « The gentleman who handled Mr. Heinemann’s money for the refugees had managed somehow to come from Luxembourg-Ville to Mersch and distributed all he had to us, enough to live for six months. »
La Geheime Feldpolizei arrêta Schmit, puis le relâcha, trouvant sur lui des lettres du Geheimrat Buecher et du Duc d’Albe. Si les Allemands s’intéressaient à Schmit, c’était d’abord pour parvenir grâce à lui jusqu’au mythique trésor caché des juifs. Ils mirent du temps pour comprendre que l’argent de la caution n’était qu’un avoir nominal, fictif, hors d’atteinte. Heinemann s’était replié avec la SOFINA de Bruxelles vers la Grande-Bretagne, puis les États-Unis. Quant au patrimoine de Mme Deutsch, les responsables de la « jüdische Vermögensverwaltung » se l’approprièrent par une mise en enchères tout aussi fictive.
Au moment de l’arrivée du Gauleiter, début août, Schmit apprit « par une indiscrétion » que la Gestapo s’apprêtait à déporter tous les juifs du pays et que des camions étaient déjà rassemblés au Glacis pour une rafle nocturne. Schmit aurait alerté l’officier d’ordonnance du commandant de la place, le colonel Schmidt. Le projet fut abandonné en dernière minute et remplacé par des convois d’émigration forcée vers le Portugal et la France non-occupée, qui permirent à une moitié des juifs encore présents dans le pays de s’échapper7.
Pierre Schmit fut convoqué par la Gestapo, interrogé, harcelé, menacé, entre 30 et 35 fois en douze mois, mais il put toujours repartir, le nom de Kratzenberg lui servit chaque fois de sésame. Le chef de la Volksdeutsche Bewegung, dont il ne partageait aucune des idées, était en effet son oncle. Pierre Schmit commençait le grand jeu qui consistait à simuler la coopération et à s’accrocher à l’oncle pour ne pas se noyer. Même s’il l’eût voulu, il ne lui restait pas d’autre possibilité. Il utilisait ses relations, faisait commerce d’informations, pratiquait le trafic d’influences.
Grâce aux informations reçues de Charles Thommes, greffier au Parquet général, un ancien de la Loge « Zur aufgehenden Sonne » comme lui, il arrivait à compromettre la fine fleur des nazis de la première heure, l’architecte Reuter-Reding et l’avocat Ensch, responsables de la « Jüdische Vermögensverwaltung »,l’ingénieur Oberlinkels, à l’origine d’une descente de police au « Café Cathédrale », qu’il dénonça comme un repaire de francs-maçons, le maître-tailleur Frommes qui avait obligé le procureur Alphonse Als à collecter de vieux vêtements avec une charrette de chiffonnier. Après avoir appelé en septembre à rejoindre la VdB, Als avait démissionné en décembre. Schmit servit également d’intermédiaire pour les anciens délégués du personnel des chemins de fer, quand le statut des cheminots fut menacé par l’intégration du réseau Guillaume-Luxembourg à la Reichsbahn, et il intervint pour les francs-maçons qui risquaient d’être exclus de la VdB et de ce fait de la fonction publique.
Schmit jouait le rôle de recours dans un régime qui ne tolérait ni la défense des intérêts collectifs ni la défense des intérêts individuels. Bien entendu la Gestapo le savait, elle n’ignorait pas ses visites fréquentes au siège de la VdB. Si la Gestapo laissait faire, c’est qu’elle comptait sans doute amortir le choc de l’occupation, se défaire des éléments les plus douteux de la collaboration, renouer avec les élites. Elle laissait faire jusqu’à une certaine limite. Le 31 janvier 1941 elle pria Kratzenberg de ne plus recevoir son neveu.
D’autres prirent le relais. Schmit avait rencontré au cours d’une de ses tournées de bistrot un ancien camarade de classe devenu officier allemand, le Major Knorth, chef du « Rüstungskommando », un poste stratégique à la jonction de l’économique et du militaire qui comportait un pouvoir de vie ou de mort sur les entreprises et sur la main d’œuvre. Son avis permettait de contourner les volontés de la Gestapo ou du Gauleiter. Guillaume Knorth, sans doute le père de l’officier avait été membre de la Loge luxembourgeoise en 1916.
En juin 1941, Schmit se rendit à Berlin auprès du « Geheimrat » Hermann Buecher, chef de l’AEG et conseiller des Reichsminister Todt et Speer, l’un des sept industriels membres du « Rüstungsrat » investis de pouvoirs dictatoriaux dans le cadre de la guerre totale.8 Schmit intervint pour les dirigeants de l’industrie luxembourgeoise, Aloyse Meyer, directeur général de l’ARBED, Max Lambert, président de la Banque Internationale, Max Arendt, directeur de la SOLPEE et administrateur de Radio-Luxembourg. Si ces interventions ont pu être couronnées de succès c’est qu’elles n’allaient pas contre les intérêts d’AEG ni celles, bien comprises, du IIIe Reich dans son ensemble.
En septembre 1941 le major Knorth décida de retirer Schmit du jeu, la pression de la Gestapo étant devenue trop forte. Pierre Schmit s’enrôla volontairement dans la Wehrmacht. Il avait quarante ans, un âge un peu mur pour une vocation militaire. Officiellement il faisait partie des SS, la Gestapo ne pouvait pas s’opposer à un tel choix de carrière. Il ne vit cependant jamais le front et ne prêta jamais le serment de fidélité au Führer. Il fut affecté comme technicien à un atelier de réparation automobile de la Wehrmacht à Varsovie, où l’armée soviétique le fit prisonnier en août 1944. Elle n’eut apparemment aucun grief particulier à formuler contre lui et le laissa repartir après la capitulation du IIIe Reich.
Pendant son service militaire Schmit avait eu un congé en septembre 1942. Il arriva en uniforme au Luxembourg à un moment où la terreur s’abattait sur le pays après la grande grève. Son oncle lui soumit un appel des « deutschbewussten Luxemburger » qui demandaient la clémence tout en réaffirmant leur allégeance à l’égard du régime. Il le signa en tant que « Kriegsfreiwilliger ». Il n’était pourtant ni volontaire ni libre de refuser. S’il l’eût fait il aurait mis en danger non seulement sa propre personne mais la vie de tous ceux qu’il avait protégés et finalement sauvés.
Schmit fut arrêté en septembre 1945 et jugé en mars 1947. Il ne nia rien et assuma tout. Il était de toute façon trop tard pour changer d’avis, trop tôt pour comprendre. Il rejoignit le royaume des ombres de ceux dont le nom ne fut plus prononcé, effacé à tout jamais de la mémoire des hommes.