On se souvient de la polémique autour de la Gëlle Fra bis de l’artiste croate Sanja Iveković qui détourna l’original de Cito, un hymne à la mort et à la guerre, pour en faire une ode à la vie et à la procréation. Ses détracteurs, feu l’abbé Heiderscheid en tête, réclamaient, une foi n’est pas coutume, son avortement pur et simple. Mais Erna Hennicot-Schoepges, à l’époque ministre de la Culture, tint bon et aujourd’hui, quelque vingt ans plus tard, le rejeton est devenu un fier jeune homme, au teint aussi doré que sa mère, qui part, aux sons de Django et juché sur un escabeau, à l’assaut des nuages pour en prendre la mesure. Jan Fabre, l’ex-enfant terrible de la scène anversoise, l’a coulé dans le bronze et, le temps de la dernière Luxembourg Art Week, l’homme en or s’est installé devant le Grand Théâtre pour mesurer l’incommensurable. Comme Lady Rosa, sa mère, je le trouve admirable, bien dans l’air du temps qui veut scientifiser la poésie, quantifier la qualité et mesurer le plaisir. Melencolia I, l’ange déchu de Dürer qui, tel le soldat rendant les armes, a déposé ses instruments de mesure, pourrait être la vieille marraine triste du jeune homme joyeux qui donne une nouvelle jeunesse aux outils de la mélancolie.
Mais voilà, les bien-pensantes d’aujourd’hui n’ont rien à envier aux mal-pensants d’hier, et les ciseaux censeurs sifflent en 2024 avec autant de véhémente bêtise que leurs aînés en 2001. L’histoire bégaie un « you too, my girl ! » quand les réseaux sociaux réclament l’enlèvement du bronze après la condamnation de son créateur pour violence et harcèlement sexuel envers ses collaboratrices et autres danseuses. Dont une certaine Sylvia Camarda, conseillère communale DP, qui aurait pu mettre la puce à l’oreille de sa patronne Lydie et lui épargner ainsi un humiliant « je ne savais pas. » Mais comme la grossesse de Lady Rosa, l’exposition du corpus delicti est allée à son terme, imitant ainsi le musée de Gand sur le toit duquel trône toujours un exemplaire de la statue, contredisant la ville d’Anvers qui a préféré retirer sa copie. À propos de cette merveilleuse gëlle Koppel, et à un quart de siècle d’intervalle, ce que d’aucuns appellent le « wokisme » de gauche répond ainsi au nationalisme de droite, prouvant une fois de plus que l’art sur la place publique provoque toujours et heureusement des débats. Car l’art, sur le trottoir, est un exilé et un inquiétant étranger. Lady Rosa et son fils, géomètre des nuages, dérangent, mais ce n’est pas une raison de les ranger. En écrivant « Contre Sainte-Beuve », Marcel Proust a réclamé la séparation de l’artiste et de son œuvre et nous encourage à continuer de regarder Polanski et de lire Céline. Et, accessoirement, à garder des œuvres de Fabre dans les collections du Mudam.
Je ne sais si Fabre est un génie, mais c’est sûrement un talent. Ne l’expulsons pas à l’heure où les députés viennent de voter une loi pour attirer des talents. Une loi aussi scandaleuse dans sa forme que dans son fonds. Accorder des avantages fiscaux aux seuls gros salaires de quelque « talents » pour venir grossir les troupes des Big Four et autres Amazon, alors que nous manquons de génies aux salaires modestes, notamment dans le domaine des soins, est une perversion symptomatique d’une société qui fait primer l’économie sur la culture et la valeur sur les valeurs, qui expulse les créateurs « sans valeur économique ajoutée » et qui insulte les modestes travailleuses en appelant « talents » ceux qui font des bullshit jobs1 aux gros salaires mais sans valeur humaine ajoutée. Alors oui, n’ayons pas peur d’aller mesurer les nuages plutôt que de comptabiliser le PIB.