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Nuit et Brouillard et les usages politiques de la mémoire

d'Lëtzebuerger Land du 31.01.2020

Ce soir, la Cinémathèque de la Ville de Luxembourg programme le célèbre documentaire d’Alain Resnais, Nuit et Brouillard, consacré au système de déportation et d’extermination nazi. Cette séance spéciale est présentée « dans le cadre d’une série de projections et d’activités scolaires qui visent à perpétuer la mémoire de la Shoah et à mettre les jeunes en garde contre les dangers de l’intolérance, de la haine raciale et de l’ignorance ». Depuis sa sortie en France en 1956, le film n’a cessé de faire l’objet d’usages pédagogiques pour informer et alerter les jeunes générations au sujet du nazisme et de son rôle dans le déclenchement du plus meurtrier des conflits de l’humanité et de la destruction des juifs d’Europe. Cependant, si la valeur du film est universelle, son interprétation a varié en fonction des intérêts politiques du moment.

Nuit et Brouillard est le produit d’une commande officielle de l’État français. L’initiative est partie d’Henri Michel, le directeur du Comité d’histoire de la seconde guerre mondiale (CHGM), suite à l’organisation à Paris, du 10 novembre 1954 au 23 janvier 1955, de l’exposition Résistance – Libération – Déportation. Son succès (60 000 visiteurs dont 30 000 scolaires) donne à Henri Michel l’idée de produire un film sur « le système concentrationnaire ». Aidé d’Olga Wormser (proche du parti communiste et auteure en 1944 d’une étude sur les camps de concentration), Michel sollicite le producteur Anatole Dauman. Le choix d’Alain Resnais, alors jeune documentariste associé aux cinéastes engagés de « la rive gauche » ancre la réalisation du film dans le rappel des leçons contemporaines du passé. Prix Jean Vigo pour son documentaire anticolonialiste Les statues meurent aussi (1954) – interdit de projection pendant onze ans – Alain Resnais n’oublie pas d’associer Nuit et Brouillard à la dénonciation du « racisme éternel », tel qu’il peut revivre notamment dans la guerre coloniale que la France mène alors en Algérie. Ce qui lui vaudra l’absence totale de collaboration du Service Cinématographique des Armées, alors que le film est soutenu moralement et financièrement par le ministère des Anciens Combattants. Alain Resnais s’adjoint aussi la collaboration de l’écrivain Jean Cayrol, ancien résistant et déporté à Mauthausen et celle du grand compositeur autrichien, Hanns Eisler, collaborateur de Bertolt Brecht et sympathisant communiste.

Le résultat final est un film de 32 minutes d’une rare efficacité, à la fois réquisitoire implacable et démonstration pédagogique sans dérive moraliste. Il combine habilement des images contemporaines, réalisées en couleurs, avec des documents d’archives en noir et blanc, fixes ou animés, pour mieux exprimer l’écart entre les horreurs du passé et la quiétude du présent. Un accord est passé avec le ministère de l’Éducation nationale pour lui céder les droits non commerciaux et non exclusifs d’exploitation du film dans le réseau scolaire. À partir des années 1960 jusqu’à nos jours, en France, comme en Allemagne, des centaines de milliers de collégiens feront l’expérience d’un film-choc à la fois salutaire et traumatisant. La scène finale des charniers déplacés par un bulldozer est gravée dans toutes les mémoires et symbolise à elle seule la monstruosité du système concentrationnaire conçu par les nazis même si les images sont le résultat d’un contresens comme nous le verrons plus loin.

L’attention nouvelle accordée par les conseillers historiques du film au système de la déportation, et la transmission de l’héritage du passé par le renouvellement des spectateurs, font de Nuit et Brouillard un film étape dans la sensibilisation contemporaine aux massacres de civils innocents et surtout à la destruction des juifs d’Europe. Le développement de l’enseignement et des universités au cours des années 1960-1970 et la valorisation culturelle des minorités sous la poussée de la New Left américaine met au goût du jour la redécouverte de ses propres racines. De phénomènes secondaires, la déportation et la spécificité juive du génocide perpétré par les nazis vont se retrouver progressivement au centre de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. La montée politique de l’État d’Israël et son appropriation progressive de la mémoire du génocide renforceront le mouvement.

En France, un autre film symbolise l’émergence de cette nouvelle sensibilité. Sorti en salles à Paris le 30 avril 1985, Shoah de Claude Lanzmann est un documentaire fleuve de 566 minutes, sans aucune image d’archives et entièrement centré sur la mémoire orale du massacre des juifs d’Europe. Le nombre d’entrées réalisé est ridicule (un peu plus de 78 000 dont plus de la moitié à Paris) mais son impact sur la critique cinématographique et le public cultivé est énorme. L’expression « Shoah » – « catastrophe » en hébreu – entre immédiatement dans le vocabulaire intellectuel courant. Le mot est utilisé sans interrogation ni recul critique comme un quasi-« concept » par certains historiens et universitaires. Les thèses et les chaires sur « la Shoah » se multiplient.

Paradoxalement, ce mouvement aboutit à une relecture critique de Nuit et Brouillard. Dans l’espace public français, la « mémoire » des camps passe de Buchenwald à Auschwitz, de la Résistance et de la déportation politiques, au génocide des Juifs. Les travaux des historiens sur la mémoire du génocide identifient la construction d’une représentation collective du « déporté » à la Libération dans un « tout » français, politique et résistant, où disparaitrait la particularité de l’expérience des survivants et des morts d’Auschwitz, exterminés parce que Juifs. Cette interprétation est favorisée par la « dépolitisation » rétrospective de la Seconde Guerre mondiale à la suite de la chute du mur. L’assimilation du communisme soviétique au nazisme via le rejet du totalitarisme contribue à focaliser l’attention sur la victime innocente au détriment du militant politique. Dans la valorisation de la spécificité juive du génocide, ce qui disparaît notamment, c’est la figure centrale du juif communiste.

Enrichie par ces travaux d’histoire, la distinction essentielle entre camps de concentration et centres de mises à mort, paraît désormais confondue dans le film de Resnais. Rappelant avec justesse que la scène finale du charnier déplacé par le bulldozer est empruntée à des films tournées à la Libération par les soldats Britanniques à l’ouverture du camp allemand de Bergen-Belsen, l’historienne Annette Wieviorka note que « les seules images de la mort de masse que nous possédions sont précisément celles de Bergen-Belsen dont l’horreur est généralement analysée à contresens » (Déportation et génocide, Plon 1992, p. 209). En effet, en tant que camp de concentration Bergen-Belsen ne pouvait témoigner du fonctionnement des centres de mise à mort. Et de la même manière, Nuit et Brouillard d’Alain Resnais, en partie composé d’images et de films d’archives récupérés dans la partie occidentale de l’Europe en guerre, ne pouvait rendre matériellement visible la destruction programmée des Juifs d’Europe, car celle-ci avait eu lieu à l’Est. Il est faux cependant de dire que le même film n’a pas contribué à la diffusion de cette vérité. Parce qu’aucune image ne parle d’elle-même, il est vain de chercher en elle, une preuve quelconque. Toute analyse de film est inséparable du contexte dans lequel celui-ci est produit, montré, consommé. Il est faux aussi de dire qu’il n’existe pas d’images des camps d’extermination. Ayant supporté tout le poids de la guerre, l’Armée Rouge a enregistré des documents visuels et témoigné de la barbarie du système concentrationnaire plusieurs mois avant l’ouverture des camps de concentration de Bergen-Belsen, Dachau ou Buchenwald.

Les Soviétiques qui avaient déjà mis en scène dans des films de fiction des années trente, et sans aucune ambiguïté, la nature antisémite du nazisme, contribueront à la réalisation de trois documentaires, d’une trentaine de minutes chacun, sur l’ouverture des camps d’extermination de Majdanek et d’Auschwitz (Majdanek, Death Camp d’Aleksander Ford, Majdanek d’Irina Setkina, Auschwitz d’Elizaveta Svilova, 1944 et 1945). Conçus pour une diffusion internationale, les deux derniers ont été projetés aux États-Unis et en Europe avant la fin de la guerre. Spontanément associés à la « propagande rouge » d’un régime tyrannique et liberticide, ils suscitaient la méfiance des autorités publiques occidentales mais non celle des spectateurs. La guerre froide qui suivit rapidement la fin de la Seconde Guerre mondiale acheva de les faire sombrer dans l’oubli. Les films comportaient des scènes de reconstitution factice évidentes. Mais ils n’éludaient rien du système de mise à mort industrielle, des exécutions par balles au massacre dans les chambres à gaz, et de son acharnement contre des victimes civiles innocentes, notamment les enfants. Comme dans les films des pays occidentaux, l’appartenance juive de la majorité de ces victimes était passée sous silence. Mais, les reportages de la presse écrite, en URSS et en Europe occidentale ou aux États-Unis mentionnaient dès la Libération, la dimension massive et la focalisation antisémite des crimes nazis. Il était donc facile pour les spectateurs de l’époque de relier ces connaissances au contenu des images projetées.

C’est le propre des « commémorations » et des « devoirs de mémoire » que de contribuer paradoxalement à « l’oubli ». Dans un article paru en 1993 dans la revue Esprit « les pièges du souvenir », l’historien américain d’origine luxembourgeoise, Arno Mayer écrit que « la mémoire d’Auschwitz oublie ». Elle « oublie que cette machine de mort était implacablement animée non seulement par I.G Farben (dont on est en train de changer le nom pour faire oublier le passé) mais aussi par la guerre de conquête et la croisade anti-bolchevique en Europe orientale conduites par l’Allemagne nazie ». Le but de cette dernière visait moins la destruction des Juifs d’Europe que celle d’un régime issu de la révolution communiste. Cet aspect de la Seconde Guerre mondiale et de la lutte contre le nazisme ne cadre pas avec l’humanisme simpliste qui sert aujourd’hui de justification morale à une Union européenne d’orientation néolibérale, rétive à toute critique sociale et à toute intervention étatique de contrôle du marché. « Intolérance » et « haine raciale » ne sont pas considérées comme des pratiques portées par des rapports de forces économiques, sociaux et politiques mais comme des « mauvaises idées » dont la propagation serait favorisée par « l’ignorance » des personnes ordinaires. L’aveuglement total aux causes sociales du racisme et de l’antisémitisme est pourtant le plus sûr moyen de contribuer à leur renaissance.

Fabrice Montebello
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