Le blocage pour deux mois encore de la rivière a mis l’accent sur le rôle économique porté par la Moselle

Goût de bouchon

Le port de Mertert, cette semaine
Photo: Olivier Halmes
d'Lëtzebuerger Land du 03.01.2025

Ce dimanche 8 décembre, lorsqu’une péniche percute les portes de l’écluse de Müden, à 36 kilomètres de son embouchure avec le Rhin, c’est tout le trafic de la rivière qui se fige. Cette voie de communication interrégionale européenne relie la mer du nord à la Lorraine. Elle catalyse l’économie de régions très industrielles placées au cœur de la banane bleue, cette dorsale qui file de l’Angleterre au nord de l’Italie, pilier économique du continent.

Le ministère de l’Économie sarrois a d’abord annoncé une réouverture pour le mois de mars, mais des conditions météorologiques favorables et un déroulement des opérations sans accroc ont permis d’accélérer le processus. Le vendredi 27 décembre, le Wasserstraßen- und Schifffahrtsamt Mosel-Saar-Lahn (WSA) anticipait la fin des travaux pour le 1er février.

Depuis que les 78 péniches coincées sur la Moselle et la Sarre ont pu être extirpées pour reprendre leur route vers le Rhin, la rivière est donc une voie morte. Plus aucune péniche, automoteur, pousseur de barges ou bateau de croisière ne s’y trouve. L’opération qui a permis leur libération a débuté dans un épais brouillard le 17 décembre et s’est achevée dix jours plus tard.

L’augmentation du débit de la Moselle, qui a permis de réduire la hauteur entre l’amont et l’aval et donc la masse d’eau nécessaire pour remplir le sas de l’écluse, a considérablement accéléré les manœuvres. Le travail, ininterrompu pendant tout le temps de l’opération, a été opéré par trois puis quatre équipes à partir du 18 décembre. Puisque les portes de l’écluse étaient inopérantes, il a fallu mettre en place puis enlever les batardeaux qui réglaient le débit de l’eau à chaque passage de bateau. Ces manœuvres ont été réalisées à l’aide d’une grue et le soutien de plongeurs qui fixaient les crochets dans les planches métalliques dans une visibilité quasiment nulle.

Depuis, la chambre d’écluse a été asséchée et des échafaudages y ont été montés. Après le sablage du béton et le remplacement des bandes d’étanchéité, un coffrage « perdu » va permettre de couler le béton dans lequel seront installés les nouveaux supports. Le 15 janvier, les nouveaux vantaux de la porte (fabriqués en 2005) qui viennent d’être assemblés à Trèves seront équipés de tout l’appareillage nécessaire, puis chargés par bateau. Le WSA espère les installer à la fin du mois.

28 barrages

C’est quand survient un tel épisode que l’on se rend compte de l’importance de ce qui vient subitement à manquer. Car si la Moselle est un cul-de-sac fluvial (on y reviendra), elle reste très importante pour l’économie des régions qu’elle dessert.

Elle prend sa source au Col de Bussang, au niveau de la crête principale des Vosges françaises (730 mètres d’altitude), à 25 kilomètres au sud-ouest de Colmar. Elle rejoint 520 kilomètres plus loin le Deutsches Eck de Coblence (82 mètres d’altitude) et se jette dans le Rhin, dont elle est l’affluent le plus important.

La Moselle sillonne la France sur 278 kilomètres et l’Allemagne sur 206. Entre les deux, elle fait office de frontière entre le Luxembourg et l’Allemagne sur 36 kilomètres où elle est régie par un condominium dont les règles de souveraineté partagée sont fixées par un traité frontalier signé le 19 décembre 1984.

Grâce à ses 28 barrages (seize en France, deux au Luxembourg et dix en Allemagne), ses trois mètres de profondeur et ses quarante mètres de largeur sont garantis. La Moselle est navigable de Coblence à Thionville depuis 1964 et jusqu’à Neuves-Maisons (près de Nancy) depuis 1979. On peut y naviguer avec des péniches de 900 à 1500 tonnes. Elle est la seule voie navigable du Luxembourg et, grâce à la construction du port de Mertert, elle offre au Grand-Duché des infrastructures dont il était jusque-là dépourvu.

Une décennie à peine après la fin de la Seconde Guerre mondiale, Charles de Gaulle, président de la France, déclarait lors de son inauguration : « Voici donc accomplie cette grande œuvre : l’aménagement de la Moselle, reliant directement, par une voie d’eau large et sûre, les contrées lorraine, luxembourgeoise et sarroise avec les pays rhénans. Voici que trois États célèbrent ensemble un tel aboutissement. Voici que la confiance et l’amitié, que se portent désormais les peuples de France, d’Allemagne et du Luxembourg effacent, au bord de cette rivière, tant et tant de larmes, de fureurs et de douleurs dont elle fut, au long des siècles, le vain objet et le triste témoin. »

La Grande Duchesse Charlotte abondait : « Ces travaux ont pu aboutir à temps et se réaliser suivant les données les plus récentes de la technique grâce à la volonté tenace d’aboutir et l’efficience de toutes les instances, internationales et nationales, qui sont intervenues dans l’exécution de cette tâche d’envergure. »

Enfin, le Président de la République fédérale d’Allemagne, Heinrich Lübke concluait qu’il s’agissait de l’aboutissement d’une longue histoire : « Cette Moselle, que nous décrit Ausone, n’a pas changé sensiblement d’aspect au cours des siècles suivants. Entre 1839 et 1890 on a tenté, sans grand succès, de régulariser le cours du fleuve à l’aide d’épis et d’estacades, les moyens techniques de l’époque ne suffisant pas pour éliminer de grandes masses rocheuses sous l’eau. En 1880, des experts français et allemands se rendirent compte qu’une amélioration radicale des conditions de navigation sur la Moselle n’était possible que par une canalisation du fleuve et par la construction d’une série de barrages. Mais cette intention n’aurait pas été réalisable sans l’amitié qui unit la France et l’Allemagne, sans la confiance réciproque et l’excellente coopération des pays riverains de la Moselle et du Rhin. »

Trafic en berne

Jusqu’au début du XXe siècle, des hommes halaient les bateaux, tirant des cordes reliées aux têtes des mats (pour éviter les branchages) par des harnais appelés bricoles. Selon la configuration des rives, une douzaine de kilomètres pouvaient être parcourus en une journée. Le halage animal remplace la traction humaine autour de 1900. Les rives étant mieux aménagées, mulets et chevaux permettaient de multiplier la vitesse par deux. Les chevaux laisseront progressivement la place à la traction électrique sur rails, puis aux premiers automoteurs après la Seconde Guerre mondiale.

Porté par la sidérurgie dans les premières années (78,4 % du trafic total en 1965), le trafic de marchandises a dépassé les prévisions, dépassant les neuf millions de tonnes à l’écluse de Grevenmacher en 1974. Le déclin du secteur a causé une baisse de sa fréquentation (67% du trafic total en 1975, 56 % en 2000), mais la diversification des marchandises et le transport de conteneurs ont permis d’établir un nouveau record en 2006 avec 10 055 094 tonnes.

Depuis, pourtant, les chiffres montrent un très net ralentissement. De 8,4 millions de tonnes de marchandises passées par Grevenmacher en 2006, on est tombé à 3,9 millions en 2023 (38,5% de produits agricoles et sylvicoles, 14% de pierres, terres et matériaux de construction, 8% de minerai de fer et ferraille, 7,5% de fer, acier et métaux non ferreux…). La crise financière de 2008, la pandémie de Covid-19 et l’invasion de l’Ukraine par la Russie sont autant de facteurs conjoncturels qui expliquent ce phénomène. Les évènements climatiques jouent également un rôle dans l’évolution du trafic. Les sécheresses de 2018 et 2022 comme les crues de 2020 ont ainsi causé le blocage de la circulation.

Aujourd’hui, ce sont essentiellement des automoteurs pouvant atteindre 135 mètres de long, des convois poussés jusqu’à 250 mètres de long, des bateaux à conteneurs, des bateaux à passagers et des bateaux de plaisance qui circulent sur la Moselle.

Le transport de marchandises par voie fluviale est vertueux. Selon la Commission de la Mobilité et des Travaux publics du 4 juillet 2024, « la navigation nécessite en moyenne 67 pour cent moins d’énergie que le transport par camion et 35 pour cent de moins que le rail. En termes d’économies d’émissions de CO2, la navigation fluviale se trouve à la première place : Un camion produit 164 grammes de CO2 pour chaque tonne-kilomètre, le rail en produit 48 et la navigation fluviale seulement 33 grammes de CO2. » En outre, il est généralement très sûr.

Six ports jalonnent le tracé de la rivière. Celui de Trèves est le seul qui soit public sur le tronçon allemand. Avec ses solutions logistiques trimodales, le port de Mertert (65 hectares) est un lieu d’entreposage important pour des marchandises en vrac telles que la ferraille et l’acier, le charbon, le pétrole, les matériaux de construction et les céréales. Les infrastructures de Thionville-Illange font de celui-ci le premier port fluvial français pour le transport de produits métallurgiques. Le nouveau port de Metz, lui, est le plus important de l’Hexagone pour les céréales et le sixième port fluvial de France.

Malgré un trafic en recul, le doublement des écluses qui permettrait de faire passer de plus grands bateaux est toujours d’actualité. Yuriko Backes, ministre libérale de la Mobilité et des Travaux publics, et Volker Wissing, son homologue allemand pour les Transports au niveau fédéral, se sont entretenus en fin d’année à ce sujet. Selon le ministère, il a notamment été question de se coordonner pour obtenir un financement européen. La tendance à l’augmentation de la taille des péniches a déjà convaincu l’Allemagne qui a réalisé le doublement des écluses de Zeltingen (2010), Fankel (2014) et Trèves (2021). Les mêmes travaux sont en cours à Lehmen et Wintrich. Quant au le volet luxembourgeois, « les discussions démarrent et la volonté est là », indique le ministère.

Cul-de-sac

L’attractivité de la Moselle en tant que voie navigable a toutefois ses limites. La plus évidente est géographique : elle est un cul-de-sac. Le trafic est d’ailleurs fortement décroissant tout au long de son parcours.

Il existe bien un projet de liaison avec la Saône, et donc le Rhône, mais l’État français l’a classé comme non prioritaire. Cette voie d’eau qui raccorderait les ports de Marseille et Sète à Rotterdam et Anvers permettrait de soulager un trafic routier notoirement saturé sur cet axe européen nord-sud. Sa faisabilité avait été démontrée par des études menées entre 2007 et 2009 dans le cadre du Grenelle de l’environnement.

Le creusement d’une liaison fluviale Seine-Est permettrait de créer un axe Moselle/Rhin-Paris/Le Havre qui ouvrirait de nouveaux horizons pour les produits céréaliers et manufacturés. Ce projet a toutefois été abandonné en 1997.

La décision conjointe de l’Allemagne, de la France et du Luxembourg de rendre gratuit le transport de marchandises et de personnes sur la Moselle permettra de diminuer les coûts d’environ six pour cent pour les quelque 5 000 bateaux qui l’empruntent chaque année. L’abrogation des péages entrera dans le cadre du Green Deal qui prévoit que la part du transport fluvial augmente de 25 pour cent d’ici 2030 et de 50 pour cent d’ici 2050. En 2021, elle était de huit pour cent pour le Luxembourg selon Eurostat.

Le poète Ausone, lui, n’avait que faire de ces chiffres : « Salut, fleuve béni des campagnes, béni des laboureurs ; […] fleuve riche en coteaux que parfume Bacchus, fleuve tout verdoyant, aux rives gazonneuses, navigable comme l’océan, entraîné sur une douce pente comme une rivière, transparente comme le cristal d’un lac, ton onde en son cours imite le frémissement des ruisseaux, et donne un breuvage préférable aux fraîches eaux des fontaines : tu as seul tous les dons réunis des fontaines, des ruisseaux, des rivières, des lacs, et de la mer même, dont le double flux ouvre deux routes à l’homme. »

La canalisation, une histoire européenne

La Moselle était déjà un axe de circulation majeur dans l’Empire romain. Sans elle, Trèves n’en serait pas devenue une capitale au IVe siècle ap. J.-C. À cette époque, les bateaux en bois pouvaient emporter cinq à six tonnes de marchandises. Poussés par le courant ou les rames à la descente, ils étaient tirés par des bateliers depuis la rive pour remonter. La stèle de Neumagen, où figure une embarcation propulsée par des rameurs et chargée de tonneaux de vin, est à ce titre un document très intéressant.

Si la Moselle est toujours utilisée ensuite, la navigation cesse presque complètement avec la guerre de Trente Ans (1618-1648). En 1700, faute d’être entretenue, elle ne sera même plus praticable par les embarcations. Il faudra attendre le milieu du XVIIe siècle pour que, remise en état par les militaires, elle retrouve une activité soutenue. Mais les gués, des niveaux d’eau fluctuant, un entretien insuffisant et un nombre excessif de péages freinent son développement.

Au XIXe siècle, des travaux de dragage, de dérochage, la construction de digues et de chenaux artificiels ainsi que l’aménagement des chemins de halage et de quais relancent l’intérêt du transport fluvial qui progresse nettement, passant de 35 000 tonnes en 1830 à 1 19 000 tonnes en 1852. Mais cette même année, l’ouverture de la ligne ferroviaire Metz-Sarrebruck facilitant l’accès à la production houillère du bassin sarrois fait chuter le fret fluvial.

Une fois de plus, la guerre vient interrompre cet élan. En 1870, le chantier est interrompu, mais le gouvernement allemand le relance en 1873. Alors que plusieurs canaux sont bâtis entre Metz et Nancy, la mise en service de la ligne de chemin de fer qui longe la Moselle de Coblence à Thionville apporte une concurrence inédite à la navigation fluviale. Un premier projet de canalisation entre Coblence et Metz est tout de même réalisé en 1885, mais il se heurte aux pressions exercées par les industriels de la Ruhr qui craignent un accroissement de la concurrence lorraine.

À la fin du XIXe siècle, l’Europe favorise les trains, plus rapides, qui permettent aux entreprises de travailler en flux tendu et de limiter les frais. Toutefois, le très important commerce du vin sur la Moselle bénéficie à la navigation fluviale. Profitant d’une forte demande de riesling provenant d’Angleterre et d’outre-mer, la petite cité de Traben-Trabarch est alors le deuxième port pour le transport du vin après Bordeaux. Mais la navigation est toujours fortement dépendante du débit de la Moselle, où le trafic est bloqué cinq mois par an en moyenne.

Le Consortium pour la Canalisation de la Moselle et la Société du Canal des Mines de Fer de la Moselle (Camifemo) sont créés en 1922. Le consortium est chargé de la réalisation d’un canal latéral entre Metz et Thionville en 1928 et la Camifemo obtient la concession pour cinquante ans de la Moselle, de l’Orne et de la Fensch. Le canal de Metz à Thionville (dit « Camifemo ») est inauguré par Albert Lebrun, Président de la République, le 14 août 1932. Côté allemand, le chantier du barrage de Coblence débute en 1941 et ne s’achève qu’en 1951.

Dans les années 1950, Robert Schuman et Konrad Adenauer souhaitent réaliser au cœur de la CEE un axe rhénan et, parallèlement, un axe mosellan. La Convention de la Moselle qui lance le grand projet européen de canalisation est signée le 27 octobre 1956 par Christian Pineau, ministre français des Affaires étrangères français, Heinrich von Brentano, son homologue allemand, et Joseph Bech, ministre luxembourgeois des Affaires étrangères. Dès l’année suivante, les études sont lancées (relevés topographiques, sondages du lit de la rivière, essais sur modèles réduits…). Les travaux ont lieu de 1958 à 1964 entre Metz et Coblence. En amont, la liaison avec Neuves-Maisons (près de Nancy) sera achevée en 1979.

Erwan Nonet
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