Par le nombre d’ateliers d’artistes et de galeries, Berlin a une densité enviée par de nombreuses autres capitales. Car même en ces temps de « gentrification » galopante, il est toujours possible de trouver d’anciennes friches ou des espaces atypiques pas trop chers pour pouvoir exercer une activité artistique sans avoir les yeux rivés en permanence sur les cours en Bourse. Mais voilà, il y a un hic : malgré cette carte de visite enviable et un biotope quasiment idéal, le milieu de l’art à Berlin peine à vivre de sa production. Plasticiens et galeristes se plaignent de la morosité du marché local, les collectionneurs préférant toujours leurs prés carrés traditionnels de Cologne, Londres ou Paris.
C’est pour tenter de remédier à ce contresens qu’une Berlin Art Week nouvelle formule vient d’avoir lieu la semaine passée, sous la houlette précisément de l’équipe rodée d’Art Cologne. Plus qu’une simple foire marchande, l’événement a d’emblée affiché une volonté d’être une vitrine de l’art contemporain à Berlin, en associant un large éventail d’institutions publiques et privées , et en insérant son propos dans le cadre plus large du renouvellement de plusieurs endroits phares de la culture berlinoise. Car cette rentrée signe un changement radical au sein des arts de la scène, avec le départ de Claus Peymann du Berliner Ensemble et l’arrivée de Chris Dercon à la Volksbühne, devant reprendre l’héritage difficile de l’ère Castorf. C’est notamment la nomination de ce dernier, auparavant directeur de la Tate Modern à Londres, qui a fait pas mal grincer des dents un public berlinois qui redoute un affadissement de son avant-garde turbulente dans une soupe globalisée, avatar artistique d’une boboïsation de la culture manigancée en haut lieu.
Pour désamorcer ces critiques, Dercon a mis le paquet en confiant au chorégraphe Boris Charmatz l’immense terrain de l’ancien aéroport de Tempelhof afin qu’il l’occupe pendant toute la durée de l’Art Week, avec l’aide d’autres pointures invitées (comme Anne Teresa de Keersmaeker, dansant la Partita de Bach à minuit sous une voute étoilée) et en associant les spectateurs à la gestation de son nouveau spectacle Mille gestes. Tous les quartiers de la ville se sont d’ailleurs vus investis par des performances de toutes sortes , comme Catherine Lorent à Neukölln pour un projet intitulé Gitarrung des Endsommers – Der alte Weg (précédé par une discussion avec Enrico Lunghi et Lisa Mühleisen).
Une présence luxembourgeoise confirmée d’ailleurs par le stand bien en vue d’Erna Hecey au cœur de la foire, la galeriste y présentant, comme à son accoutumée, une sélection pointue de niveau international, avec des œuvres de Little Warsaw, Eleanore Anthin, Suzanne Lafont, Peter Friedl ou encore le travail filigrane de Lili Dujourie. C’était surtout l’occasion de (re)découvrir le travail conceptuel de Rainer Oldendorf, après sa participation à la Documenta (et qui rend d’ailleurs dans ses vidéos un hommage discret et récurrent à sa galeriste). Dans le droit fil de Fluxus, Oldendorf propose un parcours autoréférentiel qui questionne le rôle de l’art et de la politique à travers un portrait filmique au long cours, dont l’épisode « marco 14 » a été produit lors d’un séminaire à Athènes lors de la Documenta délocalisée. Un travail conceptuel d’une actualité et d’une force indéniables, pour la présentation duquel Erna Hecey a été épaulée par le photographe et curateur Jeff Weber (qui, après son projet de Kunsthalle-Leipzig, se concentre désormais en priorité à son propre atelier berlinois).
Le Michel Majerus Estate a aussi tenu à ouvrir ses portes pour une visite commentée du travail d’inventaire et de présentation continue du legs du peintre luxembourgeois, dans le cadre de son ancien atelier de Prenzlauer Berg où siège désormais la fondation qui gère son héritage (et où on a pu croiser Serge Ecker,lui aussi en déplacement à Berlin pour la coordination de son prochain projet). Actuellement, on peut voir dans ce lieu sauvegardé (tous les samedis, ou sinon sur rendez-vous) le deuxième chapitre d’un accrochage de travaux du début de la carrière de Majerus, qui mettent en valeur, à travers une méticuleuse recherche des sources (doublée de l’édition de cahiers de notes (« Notizhefte ») qui met en valeur la réflexion menée par l’artiste sur des modèles comme Beuys, De Kooning ou encore Basquiat, et intitulée Laboratorium für die Feststellung des Offensichtlichen.
Le bloc-notes contient des annotations datées avril 1995 sur la place de l’art dans le contexte social, qui gardent toute leur pertinence aujourd’hui : « Ist es vielleicht wichtig zu betonen, dass in Krisenzeiten in denen niemand junge Kunst kauft + in denen man das Gefühl kriegt nur Reaktionäres hat Bedeutung, dass in solchen Zeiten einem nur noch bleibt Reaktionäres zu produzieren. ». Cela pose effectivement la question de l’esprit du temps et de la possibilité d’interagir avec un contexte politique caractérisé par le repli identitaire et le retour aux « valeurs » du passé. Dans ce sens, ce qui se passait dans les marges de l’Art Week était plutôt encourageant : ainsi, Wolfgang Tillmanns a-t-il relancé son initiative de l’année passée où il avait soutenu à Londres une campagne d’affichage contre le Brexit, en proposant des tracts incitant les Allemands à aller voter (contre l’AFD), à télécharger sur son site web. On a pu assister en parallèle à une initiative conjuguée franco-allemande en faveur du dissident russe Kyrill Srebrennikov, assigné à résidence suite à des accusations fallacieuses et sous la menace d’un jugement arbitraire, initiative menée, en face du silence des politiciens, par les têtes pensantes du théâtre des deux capitales, le tandem Olivier Py/Isabelle Huppert à Paris, et Thomas Ostermeier/Nina Hoss à Berlin. « Diplomatie de l’art » à nouveau ce même weekend à Istanbul : apparemment loin des rives de la Spree, l’ouverture de la Biennale dans la capitale turque doit tout à ses co-curateurs berlinois, le duo Elmgreen et Dragset, dont la centrale créative est installée justement dans un ancien générateur électrique à Neukölln, et qui offrent ainsi une plateforme inestimable à tous ceux qui veulent encore s’exprimer individuellement dans le climat oppressant actuel. Et si l’ on sait que le même couple d’artistes a orchestré en début d’année le lancement de l’énorme galerie König, participant également à l’Art Week et située dans une église désaffectée à l’architecture brutaliste dans le quartier de Kreuzberg, et que cette galerie montre actuellement une exposition des derniers travaux de l’enfant chéri des collectionneurs berlinois, Norbert Bisky (avec son obsession de l’irruption de la violence terroriste depuis qu’il avait participé en personne au massacre de l’hôtel Taj à Mumbai), la boucle est rapidement bouclée, la place prépondérante de la capitale allemande dans le circuit artistique mondial confirmée.
Au-delà du constat évident que l’art a besoin de mécènes et d’acheteurs, la Berlin Art Week a montré avec force que l’artiste reste un séismographe et une voix – souvent solitaire, mais d’autant plus essentielle – dans une époque d’arrangements et de pudeurs politiques coupables en des temps qui voient le retour inquiétant des tentations autoritaires et nationalistes. Réinsérer l’art dans un contexte large en dehors des simples circuits fermés du secteur, entamer un dialogue entre les disciplines qui fasse sens, faire émerger des réseaux souterrains qui irrigueront peut-être un jour une pensée commune : si on n’y est pas encore, l’énergie de Berlin montre le chemin. Et beaucoup de créateurs luxembourgeois y sont sensibles, même (ou peut-être tant mieux) s’ils y arrivent en ordre dispersé, mus par leurs envies personnelles.