« Je cherche toujours une perle rare, une construction représentative de la modernité, au langage minimal conciliant sa qualité fonctionnelle. On me parle d’une chapelle à Dudelange. Je m’y rends.
Elle est cachée derrière les arbres du parc de l’ancien Casino de l’Arbed pour sa face nord. Sa face sud s’ouvre sur un parking, derrière lequel le vaste terrain, aujourd’hui en friche de l’usine de l’Arbed semble en attente d’une nouvelle histoire. À l’est, la chapelle donne sur la rue directement ; rue de la Libération. L’architecte Norbert Mangen n’a pas construit de parvis et l’a installée sur la rue, ce qui, au gré des confidences offertes sur ce bâtiment, ne lui a pas donné une bonne publicité, parce que les gens « n’ont pas envie de se voir observés entrer dans l’église ».
La construction sur la rue ressemble plus à une maison préfabriquée qu’à un lieu de culte. Et pourtant la chapelle se montre fière, en poussant ses fers ; trois pics en acier rouge pour rendre hommage à la Terre rouge de la région. Le clocher semble se hisser pour toucher le ciel. Il monte à 25 mètres et représente la Trinité ; soit dans le christianisme, le dogme du Dieu unique en trois personnes : le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Perchée en hauteur, une cloche est accrochée et donne le LA me dira-t-on, chaque matin à sept heures. Elle a été installée 24 ans après l’achèvement de la chapelle, à l’initiative des gens du quartier qui ont collecté auprès des commerçants et des artisans du coin, la somme nécessaire pour la fondre.
Le bâtiment est en piteux état. Les infiltrations sont visibles. En hauteur, des morceaux de crépi se sont décrochés et laissent à nues les briques. Toute la façade est zébrée, de larges fissures la cisaillent. Sur la façade sud, un gigantesque morceau du mur s’est détaché, et laisse apparaître une forme qui ressemble à une île perdue. Les poteaux de soubassement semblent vérolés, comme attaqués par des petits rongeurs qui ont trouvé le béton à leur goût et qui semblent toujours à l’œuvre.
La face nord est recouverte de plaques de métal. Des modules géométriques qui donnent au bâtiment toute son originalité et qui sont elles aussi victimes du temps. Des trous apparaissent, le métal est inexorablement attaqué. Cette face est cachée par les arbres du parc de l’ancien Casino de l’Arbed comme si l’on cherchait à cacher ce bâtiment, ou à le laisser se découvrir l’hiver quand les arbres perdent leurs feuilles…
Je reste un long temps à observer la chapelle. Elle semble comme abandonnée, une non-aimée qui pourtant reste debout. Peut-être est-ce son état qui me la rend si touchante. Mille détails d’imperfections jaillissent au gré de ma visite et cependant son architecture me plaît.
Cet ouvrage est marqué par la modernité. Le dessin est simple et élégant, minimal comme a pu en faire surgir les années soixante.
Je décide de passer la porte, elle est fermée. Une affichette collée à la vitre m’indique les messes données dans la ville, aucune n’est prévue dans la chapelle. À gauche de la porte, est accrochée une plaque en métal qui indique que désormais, cette chapelle est œcuménique ce qui veut dire qu’elle reçoit l’église protestante dans ses murs. Je suis émue de savoir l’église catholique ouvrir ses portes à son ennemi d’avant-hier, comme quoi le progrès et l’ouverture dans les religions est possible. Je lis qu’une association de sourds et malentendants y est installée et y officie quelques fois dans l’année. J’apprendrai que le père Siebenaler qui fut le prêtre de cette église pendant près de douze ans, était l’abbé des sourds et muets. Ce prêtre admiré par toutes les personnes que je vais croiser tout au long de mon enquête, fut un vrai défenseur de cette chapelle. Grâce à son combat, la chapelle a été classée au Patrimoine national : N°3168/7399. Sans doute l’a-t-il sauvée.
L’histoire de cette petite chapelle se dévoile au fil des jours que je passe dans le quartier
Norbert Mangen (1933-2011) est un très jeune architecte de trente ans, quand il reçoit le projet de construction. Je n’ai pas réussi à savoir si un concours avait été organisé. Aucune trace non plus de la construction ; photos, documents. Les archives des années 1970 de Dudelange ont été détruites pour faire de la place dans les placards… ! La construction a débuté en 1963 et le 27 septembre 1964, elle reçoit la bénédiction de Monseigneur Jean Hengen, qui sera l’archevêque de Luxembourg en 1988.
Norbert Mangen fait appel à des entreprises et des artisans de la région. Il construit en béton avec une ossature en métal non visible. Il fut sans doute inspiré par la chapelle de Ronchamp construite par Le Corbusier en 1955, dans la simplicité du dessin et dans la recherche de la quiétude, à travers la lumière directe qui traverse le vitrail magnifique de Franz Kinnen. Le mur continu au vitrail est percé de trous, fabriqués avec des conduites en fibre ciment et qui apportent des rayons de lumière et de couleurs qui embrasent l’autel quand le soleil est au rendez-vous. La sculpture de Saint Éloi, patron des métallurgistes, est magistrale, sculptée par Georges Molitor et le chemin de croix fut commandé à José Oestreicher, un artisan de l’Arbed. Le mobilier est éclectique aujourd’hui, même si elle garde la trace d’une cohérence architecturale dans les détails.
Je glane des informations sur son histoire et son inscription dans le paysage économique et politique de l’époque. L’Arbed au moment de la construction de la chapelle est encore en pleine effervescence, et occupe les deux tiers du sol de la ville. La majorité des habitants travaille pour elle. Au moment du changement d’équipe, me raconte-t-on, la ville est fermée pour permettre aux ouvriers d’entrer et de sortir. La chapelle a toute sa place dans le quartier. À l’initiative du père JP. Ries dans les années 50, la fabrique d’église achète un terrain, qui sera revendu par le père Eugène Ley pour le terrain actuel, à un marchand de charbon qui en faisait son dépôt. À cette époque, chaque quartier à sa chapelle. Les églises sont alors encore en pleine expansion, les messes étaient courantes. Il y avait alors dans la chapelle, dix offices par semaine. « Au retour des missionnaires du Congo, un père des prêtres du sacré cœur habitait dans le presbytères et une messe était alors donnée tous les jours », me raconte Monsieur Champagne de la fabrique d’église
Le sous-bassement de l’église est mis à la disposition des femmes de la paroisse, qui distribuent des vêtements aux nouveaux arrivants et démunis, puis il sera prêté à un groupe de théâtre amateur. Début des années 80, le local est proposé à la Joc (Jeunesse ouvrière catholique) par Monsieur Kraus de la fabrique d’église et par le père Siebenaler. Pendant près de dix ans, les jeunes de Dudelange y auront leur local pour se retrouver, faire la fête mais aussi pour développer un lieu d’échanges et de formations dans le but de leurs donner les moyens de se prendre en main. « On avait totalement investi le lieu : comptoir, canapé, une voiture avait même été découpée pour être encastrée dans le mur. Jusqu’à un jour d’avril 1997, quand un jeune homme après une soirée, s’est endormi en laissant une cigarette se consumer. À 8 heures du matin, quand la porte du presbytère s’est ouverte, l’air s’est engouffré dans le bâtiment et le feu a pris. Le jeune n’a pu s’échapper du local et est décédé », me raconte Paul Schalz, encore ému, qui fut le responsable de la Joc pendant une dizaine d’années.
La chapelle est alors fermée pour une année. Elle ne s’est jamais relevée de ce tragique accident. Les messes passent d’une par semaine à une par mois, puis plus rien. Aujourd’hui, une messe mensuelle est donnée par l’église protestante et une tous les trois mois pour les sourds et muets.
J’interroge les gens du quartier pour connaître leur avis et leur ressenti sur la chapelle et son architecture. À ma grande surprise, elle n’intéresse personne. La plupart ne savent même pas qu’il y a là une église. La chapelle semble appartenir au passé. Sa position géographique l’a cachée aux yeux du monde. Et la modernité semble ne pas être au goût des gens qui fréquentent les églises, préférant un bâtiment plus traditionnel.
La petite chapelle de la Rue de la Libération subit-elle le revers de sa modernité ? Quel avenir pour cette chapelle, propriété de la fabrique d’église ? Les coûts de rénovation sont énormes, comme les coûts, me dit-on, de son fonctionnement. Alors on laisse, on attend. Des propositions anciennes avaient été faites par la ville pour transformer la chapelle en maison-relais mais aucune n’a vu le jour. Refus de la fabrique d’église. La commune n’investira pas dans les travaux. Je quitte le quartier, consternée de voir un tel patrimoine laissé à l’abandon, non reconnu.
Trouvera-t-elle une nouvelle vie dans le cadre du projet Neischmelz ? Sera-t-elle à nouveau investie ? Comment ? Sa modernité sera-t-elle un jour enfin révélée ? On attend… »