On reproche souvent au Mudam – « on » étant aussi bien le grand public, les responsables politiques et même les membres du CA –, de « faire la même chose que le Casino », des expositions d’art contemporain d’artistes vivants, au lieu de programmer au moins une fois par an cette grande rétrospective de, au choix, Matisse, Picasso ou Toulouse-Lautrec, qui attire les foules et se laisse mieux « vendre » sur le marché touristique. Il est vrai que son directeur, Enrico Lunghi, fut jusqu’en 2009 directeur artistique du Casino Luxembourg et que Kevin Muhlen, son successeur rue Notre-Dame, a appris le métier avec lui, en étant son assistant durant les premières années de sa carrière. Mais il se pourrait que les trajectoires des deux maisons se séparent peu à peu, qu’en décantant dans le temps, leurs stratégies et leurs approches divergent. Car les deux maisons, certes, cherchent leur chemin, mais elles ont chacune des atouts spécifiques : une architecture prestigieuse, un budget de fonctionnement qui fait le quintuple de celui du petit collègue et surtout un budget annuel pour constituer une collection pour la première, une structure légère avec peu de budget, certes, mais beaucoup plus de liberté d’action et de droit à l’erreur pour la seconde. Explications.
Encore 3 000 ans La collection du Mudam compte aujourd’hui, après 18 ans d’acquisitions et de donations, quelque 560 pièces – soit une trentaine de nouvelles œuvres par an. La plupart du temps, ce sont des œuvres très récentes, acquises immédiatement après leur création, voire même coproduites, en premier lieu pour des raisons budgétaires. « Nous sommes une très jeune collection, à caractère contemporain, explique le directeur du Mudam, Enrico Lunghi, d’ailleurs notre budget nous oblige à rester surtout proches des artistes émergeants, les autres, même ceux que les premiers comités ont pu acheter, il y a encore quinze ans, comme Andreas Gursky, Cindy Sherman ou même Thomas Hirschhorn, sont désormais hors d’atteinte pour nous... » Et de regretter que le budget d’acquisition, inscrit dans la loi sur la Fondation grand-duc Jean, n’ait jamais été revu à la hausse depuis les débuts : 620 000 euros, désindexés en plus, donc il s’agit de fait d’une perte de valeur. « Nous allons toujours rester une petite collection, ça c’est sûr, » souligne-t-il, rappelant la boutade qu’il aime à lancer selon laquelle, « à notre rythme d’acquisition actuel, il nous faudra encore 3 000 ans pour que notre collection atteigne l’envergure de celle du Centre Pompidou aujourd’hui ». Car les prix du marché, eux, ont bien évolué vers le haut. Les œuvres acquises par Enrico Lunghi, la troisième sensibilité dans l’histoire du Mudam, sont la preuve de fidèles amitiés (Blocher, Ivekovic, Tayou, Buren...) et racontent une vue du monde comme cosmogonie et émerveillement – le monde est grand, nous sommes tout petits... – avec, parfois, un brin de provocation.
Mais il n’empêche que, même de taille modeste, même très contemporaine et avec les médias de notre temps (beaucoup de multimédia et d’installations), la collection du Mudam commence à avoir une vie propre, bien à elle. L’exposition actuelle A more perfect day – Collection of Mudam Luxembourg au centre culturel Artsonje à Séoul en Corée du Sud en est un aboutissement. Car l’expérience n’a pas été imposée à grands frais de location d’un espace d’exposition, mais est une initiative de la directrice de l’Artsonje Sunjung Kim qui, lors d’une visite au Luxembourg, a vu et apprécié la collection du Mudam. C’est elle qui en a choisi les œuvres qu’elle estimait pertinentes, dont l’installation de Nedko Solakov, The Truth (The Earth is Plane, the World is Flat) constitue le centre. Parmi la trentaine d’œuvres retenues, il y a aussi quatre artistes luxembourgeois (Antoine Prum, Michel Majerus, Jean-Louis Schuller et Su-Mei Tse). Les Luxembourgeois représentent d’ailleurs quelque dix pour cent de la collection. « Nous voyons comme notre devoir d’être très attentifs à la scène locale, mais nous acquérons des œuvres d’artistes luxembourgeois selon les mêmes critères que pour les artistes internationaux, notamment la qualité et la pertinence d’un travail, » juge Enrico Lunghi.
Mais là aussi, les nouvelles acquisitions connaissent une certaine reconnaissance au niveau international : ainsi, l’installation I love you but I’ve chosen darkness (golden shot) de David Brognon (The Plug) et Stéphanie Rollin, acquise en 2012, est actuellement exposée à la Maison Rouge à Paris (voir aussi page 34). En tout, une trentaine d’œuvres circulent en permanence à travers le monde, « ce sont autant de petits ambassadeurs du Luxembourg, » estime Enrico Lunghi, certaines sont même demandées en prêt quelques semaines seulement après que l’acte d’achat ait été concrétisé. Comme le prêteur paye les frais de transport, l’assurance et tous les autres frais qui incombent au transfert (comme une éventuelle restauration ou la nouvelle installation), cet échange ne coûte rien au Mudam, mais lui apporte prestige et crédibilité – qui pourront servir lorsqu’il veut emprunter à son tour des œuvres auprès d’autres institutions.
Depuis trois ans, le Mudam expose lui-même en permanence une grande partie de sa collection, dans des expositions thématiques au premier étage – en ce moment Dieu est un fumeur de havanes et Flugplatz Welt de Thomas Hirschhorn. « Nous avons déjà montré deux tiers de notre collection, » insiste Enrico Lunghi, et l’exercice a aussi ses limites, le visiteur régulier a parfois l’impression de revoir trop souvent les mêmes œuvres. À partir de l’année prochaine, les expositions de la collection vont changer d’emplacement et rejoindre une des ailes du rez-de-chaussée.
Le Casino interactif Si les musées classiques peuvent être considérés comme machines à faire valoir ou comme « producteurs de culture », ils coexistent désormais avec des institutions d’avant-garde qui endossent « le nouveau rôle d’observateurs interactifs des faits sociaux » comme le décrit Bernard Deloche dans sa Mythologie du musée (Le cavalier bleu, 2010). Dans ses meilleurs moments, le Casino pourrait être considéré comme une telle institution interactive qui s’inscrit pleinement dans le monde qui l’entoure. Par exemple avec ses résidences d’artistes, que Kevin Muhlen a systématisées dès son arrivée au Casino, en 2010 : suite à un appel international, un jury de professionnels sélectionne les trois artistes qui vont séjourner pendant trois mois au Luxembourg avant d’exposer au project room qu’est devenu l’Aquarium. Une interaction avec le public et le contexte leur est demandée, mais tous n’y répondent pas de la même façon : là où Francisco Camacho ou Hong-Kai Wang, les deux premiers, sont allés à la rencontre de la réalité luxembourgeoise, son monde du travail ou ses mythes fondateurs, d’autres, comme Sophie Bélair Clément ou Wannes Goetschalckx – et sa confection manuelle d’un cure-dents à partir d’un tronc d’arbre, sur place, la plus marquante des résidences – se sont limités sur l’espace de l’Aquarium à proprement parler. « Nous encourageons cela, que les artistes réagissent au contexte qu’ils trouvent sur place et qu’ils aillent à la rencontre du public, mais nous ne forçons rien, » explique Kevin Muhlen, le directeur artistique du Casino. Qui voit également dans le fait de ne pas avoir de collection une certaine liberté.
L’expérience Atelier Luxembourg – Making of de l’année dernière, durant laquelle une quinzaine d’artistes locaux transformèrent le Casino en leur atelier et purent travailler sur place, fut probablement une conséquence de l’expérience ressentie comme positive pour Kevin Muhlen des résidences, comme un concentré très intensif et local de cette relation de travail privilégiée et dans la durée qui s’établit lors des résidences. Et pour frustrante qu’elle fut pour le public, qui ne voyait pas vraiment grand chose lors d’une visite sur place, malgré les débats, contestations et questions qu’elle provoqua de la part des artistes eux-mêmes, se sentant souvent mal à l’aise devant autant d’exposition publique de leur acte de création et de leurs doutes par ailleurs très intimes, l’expérience et les « débats passionnants » (KM) qu’elle provoqua, aura jeté les bases pour une réflexion plus large sur l’avenir du Casino.
« Après vingt ans de fonctionnement, j’ai envie de transformer la maison de fond en comble, » raconte Kevin Muhlen. Aussi parce que, contrairement aux années pionnières dans les années 1995-2005, lorsque le Forum d’art devait encore « missionner » le public local pour l’arrivée du futur « Musée d’art moderne », comme une sorte de préfiguration de son regard, la donne a changé, il y a désormais deux institutions d’art contemporain au Luxembourg, qui doivent devenir complémentaires et non redondantes... Le processus de réflexion a commencé en interne, l’horizon de 2015 est visé pour cette réorientation, qui aura comme but une plus grande flexibilité, moins de muséalité, moins d’expositions selon un concept figé – actuellement, le budget annuel suffit pour faire trois grandes expositions et trois résidences par an... –, plus d’interaction avec le public (le bar d’Atelier Luxembourg pourrait devenir permanent), de débats et de libertés dans la programmation... « J’aimerais abattre des barrières, faciliter l’accès au Casino et valoriser notre travail avec les artistes, » insiste Kevin Muhlen, dont les artistes ayant travaillé sur place apprécient la disponibilité et le dialogue. Il se pourrait qu’il détiennne là la clé de son émancipation.