La sobriété de l’étage de maison de maître dévolu à la galerie Nei Liicht semble être du sur-mesure. La succession de petites salles intemporelles accueille particulièrement bien la constellation de moyens formats de la photographe allemande Eva Bertram. La dimension et le thème de cette série impliquent que l’on s’approche de très près, au cœur de l’intimité d’une enfant qui se sent à l’abri chez elle. Herveva est la fille d’Eva, et sa mère la photographie depuis sa naissance. 2 Ein Kind (1998-2009) est certainement la plus belle déclaration d’amour que pouvait faire une maman artiste à son enfant. Déguisée, maquillée, endormie ou perdue dans ses pensées, la petite fille et son univers constituent un parfait et constant objet d’étude à la maison : de la lumière, du temps qui passe, de la photographie d’enfant, de la relation mère-fille qui transparaît, de l’imaginaire d’une petite fille qui se voit grandir, de ses jeux…
Mais rendue publique, la série provoque quand même un triple questionnement : ces scènes de fantaisie et de relâchement que la photographe fixe à jamais, forte de la complicité avec son sujet, ne sont-elles pas des fragments de vie volés à partir du moment où de parfaits étrangers les contemplent ? À partir de quand peut-on considérer que l’enfant est véritablement conscient de l’enjeu que représente cette série ? Où se trouve la limite dans l’esprit de Herveva entre le jeu désintéressé et la séance de pose délibérée, surtout chez une enfant habituée à être photographiée dès le plus jeune âge ?
Techniquement, l’impression est celle des portraits de jeunes filles en fleurs à la manière d’un Renoir (1841-1919), de cette période où il peignait des scènes de vie quotidienne. Les coloris saturés et cette lumière éclatante qui inonde tout (naturelle ou électrique) rappellent la palette du peintre. On baigne dans les oranges, les jaunes et les rouges souvent tranchés par un vêtement ou un meuble de couleur froide. Le principe de mise en scène est attesté par le regard de la fillette qui fixe l’objectif la plupart du temps. Ce ne sont pas des moments pris sur le vif, ou alors ils ont été interrompus le temps de la photo. Il y a clairement acte de pose. On peut lire dans le catalogue d’exposition que non seulement Herveva était d’accord, mais qu’en plus elle a choisi avec sa mère les clichés exposés. Quand et comment est-elle passée du modèle « captif » qu’elle était bébé, au modèle conscient qui trie ses photographies ?
Pour cette artiste photographe professeur à la Neuen Schule für Fotografie de Berlin, la démarche n’est ni innocente ni spontanée. Quelle est la réflexion préalable ? Herveva ne serait-elle qu’un reflet d’Eva ? Une sorte d’autoportrait détourné rendu idéal par la pureté de l’enfance ? Certes la ressemblance physique de cette poupée qui joue, chante, danse et de sa mère est troublante. La série donne l’impression qu’elles vivent seules au monde, dans une parenthèse intemporelle, et surtout qu’elles se suffisent à elles-mêmes. La complicité entre les deux est palpable, derrière la confiance de la petite et derrière l’abnégation visuelle de la mère. Tout se passe comme s’il était entendu entre les deux qu’il s’agit d’un travail commun. D’où la question de la responsabilité de la mère-artiste. Quel message envoie-t-elle à sa fille ce faisant ? Tu es en train de t’amuser ou tu fais de l’art ?
Ce dialogue exclusif entre une mère artiste et sa fille modèle est particulièrement photogénique, pas étonnant qu’il ait été récompensé en 2006 par le Stipendium for Contemporary German Photography of the Alfred Krupp von Bohlen and Halbach Foundation. Le voir durer sur plusieurs années lui donne tout son sens, même si on constate qu’il y a plus de clichés de la grande fille que du bébé (dans ce qui est montré à Dudelange en tous cas). C’est bien la preuve qu’Eva Bertram a besoin d’un sujet plus que d’un objet. Un sujet pensant qui apporte sa contribution à l’œuvre de sa mère avec une intelligence toute spontanée (les premières années en tous cas). C’est une œuvre d’une grande sensibilité qui nous est donnée à voir, malgré ce sentiment un peu troublant, cette sensation étrange que l’artiste nous transforme en voyeurs. Et de sa propre fille de surcroît.