Cette citation de John Dewey tirée de son livre L’art comme expérience montre sa vision de l’art comme une expérimentation interactive entre la création et la réception libérant l’expérience artistique de ses mythes intimidants. Tout au long de sa vie, Dewey a montré comment cette rencontre avec l’art est formatrice d’une relation éclairée avec le monde qui nous entoure et créatrice d’une nouvelle vision esthétique.
Au Luxembourg la confrontation avec l’art contemporain est encore souvent perçue comme problématique par un grand nombre de jeunes adultes, se sentant incapables de mettre en relation l’affect et le cognitif. Comment se libérer de l’appréhension des œuvres contemporaines et accepter les interrogations qui émanent des propositions artistiques ? Quelle attitude adapter pour favoriser la relation avec l’objet d’art, se laisser surprendre, voire même déranger par le potentiel critique que l’artiste représente ?
Dans le cadre de la Formation pédagogique de l’enseignement secondaire à l’Université du Luxembourg, nous avons lancé au début de l’année 2012 une option expérimentale qui s’inscrit dans le développement des projets extrascolaires en vue d’améliorer les rapports entre l’école et l’art contemporain au sein de la collaboration entre l’Université et le Mudam, tout en prenant l’œuvre artistique comme point de départ d’une réflexion pédagogique et didactique.
Déjà, la déclinaison du mot savoir en « SaVoir, ça voir » dans le titre de ce cours proposant une nouvelle pédagogie, met clairement en évidence l’approche visuelle dans une expérience « ouverte » où le « ça » freudien est associé au Voir. Cette association entre émotif et cognitif, peu commune en matière de pédagogie, pointe une approche de l’interrogation de la culture visuelle à partir de la rencontre interdisciplinaire avec une œuvre contemporaine dans le contexte muséal.
Le groupe interdisciplinaire de jeunes enseignants est amené dans un premier temps à vivre cette rencontre comme une expérience esthétique s’ouvrant à la complexité des enjeux artistiques, pédagogiques et individuels afin de pouvoir solliciter les sens et l’intelligence et poser plus tard, à travers une démarche disciplinaire ou transdisciplinaire, les questions des liens culturels et sociaux dans leur dimension éthique.
La question de l’observation et de la réception de l’œuvre est abordée dans une optique réfléchissante donnant au spectateur les outils de réfléchir sur son action du « Voir, du Regarder et du Vivre » l’art ou comme l’exprime Martin Seel, en se référant à Dewey, de faire en quelque sorte « l’expérience de sa propre expérience » (Martin Seel, Ästhetik des Erscheinens, 2000). C’est la raison pour laquelle l’autoréflexion et l’appropriation de l’œuvre dans un climat d’échange entre pairs permettent de consolider certains éléments de base de la compréhension tout en facilitant l’articulation et l’association dans l’exploitation pédagogique de l’œuvre.Cette expérience multiforme, multi- et transdisciplinaire face à l’œuvre explorant l’interactivité et la stimulation critique permet ainsi une déconstruction des a priori interprétatifs de l’art comme des méthodes didactiques qui semblent aussi mis en abyme par cette pratique.
En effet, l’outil pédagogique proposé aux jeunes enseignants peut facilement être recréé avec des élèves. Ainsi, par exemple, les dispositifs de médiation mis en œuvre lors de la formation fonctionnent en autonomie et sont avant tout destinés à faciliter l’entrée en matière, à engager la prise de parole et à libérer les mots. Les enseignants ne suivent donc pas de visite guidée, ni de discours théorique, au contraire, placés au centre de la formation, ils réalisent eux-mêmes une visite commune de l’exposition en se servant, tour à tour, de leurs propres repères culturels. En choisissant telle œuvre, en discutant, en rejetant telle autre, ils créent ensemble un parcours composé d’autant de prises de positions individuelles. Les formateurs accompagnent, comblent d’éventuelles lacunes et rectifient de fausses pistes.
Si le but de la formation est de prendre l’art contemporain comme point de départ pour atteindre ultérieurement d’autres objectifs disciplinaires spécifiques, il est toutefois remarquable de voir qu’au-delà de facteurs esthétiques, ou des liens apparents avec certaines disciplines, les enseignants choisissent l’œuvre sur laquelle ils désirent travailler d’abord par rapport à l’interpellation forte qu’elle exerce sur eux. Tout l’enjeu d’une telle formation pédagogique expérimentale réside précisément dans la réussite du délicat travail de transformation de l’émotif en cognitif. Si l’art contemporain est évidemment perçu par les enseignants comme tremplin pour une discussion, un thème, une question, il s’impose aussi comme déclencheur de prises de positions critiques qui peuvent être très personnelles et ne se déclinent pas en termes de juste et de faux.
« Cette formation m’a surtout incitée à aborder ma discipline d’un autre point de vue. C’est de ne plus avoir peur d’intégrer l’art dans un cours. Souvent on a des réticences à le faire parce qu’on ne se sent soi-même pas certaine devant une œuvre », note une future professeure de français. L’art contemporain est perçu comme « multi-perspective » : « Il permettra aux élèves de faire des associations plus libres que celles suscitées par d’autres ressources plus traditionnelles comme les livres ou les films ». Contrairement à ces objets, dont l’expérience se fait de manière intériorisée et temporairement décalée par rapport à un groupe (d’élèves), celle de l’œuvre d’art est immédiate et partagée. En effet, en poussant à la réflexion, elle peut constituer une ressource innovatrice et créative dans l’apprentissage de concepts et d’idées philosophiques ainsi que dans la maîtrise du langage.
Une évaluation a montré que ces futurs enseignants, toutes disciplines confondues, ont choisi cette option majoritairement par intérêt pour l’art, mais aussi pour sortir des murs académiques et se rendre sur un lieu extrascolaire, extraordinaire, qu’est le musée d’art contemporain. S’ils voient dans l’apprentissage en dehors de la salle de classe un facteur de motivation (qu’ils ne sont pas sans partager avec leurs élèves), le musée d’art contemporain est perçu comme un lieu transdisciplinaire en soi, qui permet un élargissement de leur horizon professionnel. L’expérience proposée aux jeunes enseignants ne vise-t-elle pas précisément cette double finalité : réaliser en groupe une enquête visuelle à partir de la rencontre avec une œuvre contemporaine et s’initier au partenariat culturel pour intégrer celui-ci dans la construction d’un projet professionnel futur ?
Il s’agit donc moins de transmettre le goût de l’art contemporain aux futurs enseignants des différentes disciplines, que de les sensibiliser au potentiel pédagogique de l’expérience esthétique. Bien sûr, celle-ci ne peut se produire qu’en interaction avec l’œuvre, mais, les mondes auxquels elle ouvre et vers lesquels elle constitue un raccourci, valent largement le détour par le musée !