Il y a dans ce recueil un mot dont la récurrence est significative: «le cri». Le cri est l'instantané, celui du seuil. C'est-à-dire de ce lieu paradoxal qui est tout à la fois entrée et sortie. La vie : un cheminement entre deux cris. Chez Hemmen, le cri est un instant intense. Y logent toutes les ardeurs et toutes les horreurs. C'est un cri paradoxal, assourdissant et inaudible comme celui que Munch a transformé en couleurs. Mais le titre du recueil demande toujours à être défini. Qu'est-ce que la soif ? Pulsion essentielle, irrémissible et inextinguible. Un étanchement suscite d'autres soifs. Plurielle, cette soif n'est que nostalgie pour le seuil, pour le commencement. Nostalgie pour les choses naissantes, pour sa propre naissance. Pour un désir antérieur qui, demandant à revoir le jour, emprunte à l'Autre son visage. Lisant Hemmen, me revient cette première phrase de Pascal Quig-nard dans son irrésistible Le Sexe et l'effroi : «Nous transportons avec nous le trouble de notre conception.» qu'il m'est arrivé de réécrire autrement : nous n'en revenons jamais d'être nés. Sous la plume de Hemmen, la naissance est signifiée par la source. Source est chez lui une image obsédante qui traduit une aspiration vers cela que Baudelaire appelait «le vert paradis des amours enfantines». La soif nous fait marcher - dans toutes les acceptions du mot. Elle livre au poète une vocation au nomadisme : «Un lieu entre le dit et le non-dit/creusant une source dans le désert./Un lieu où devenir nomade.» En quoi le nomade dans son désert est-il enviable ? En rien sinon que son monde dit cela qui oeuvre en lui. En rien sinon que son désert est peuplé de désirs. Et s'il chemine, c'est pour éteindre une soif qu'il ne peut éteindre de manière péremptoire. Mais le propre du poète est de substituer à la soif et au désir les mots de la soif et du désir. Il y a poésie quand le nom de la rose devient aussi important que la rose. Cette mue se traduit chez Hemmen par une acuité sensorielle. Tout se passe comme si le monde des mots substituait le sensoriel au sensuel. Il s'agit sans doute de cela que la psychanalyse appelle «sublimation». La source est dès lors surdéterminée par une évocation de tous les éléments naturels. Il faut de l'igné, de l'aquatique, du terrestre et de l'aérien pour habiller nos désirs, nos soifs. Cela se traduit par l'avènement d'une cosmogonie de la soif. Cela ne résout rien. Il n'y a pas de clés en poésie ni de solutions mais seulement une tension à maintenir, à exacerber, à attiser. Les soifs sont à aiguiser et non pas à assouvir. C'est sans doute pourquoi le recueil s'achève sur l'inachevé : «Pays lointain/qui a gardé l'odeur/d'un lent labour inachevé». Et il faut que «La soif/s'appelle pluriel». Les choses sont seulement à reformuler, à redire, à couvrir de mots, à draper de silence : «Éteins cette page d'oubli, /traduis plus bas tes mots/dans l'autre langue/où tout sera redit, /le dit et le non-dit». Il faut que l'«impartageable soif» se métamorphose en expérience poétique : seul mode de partage induisant toute la profondeur ontologique.
Emile Hemmen: Histoires de soifs, poèmes ; Éditions Phi, collection Graphiti ; 2004 ; 90 pages ; ISBN : 2- 87962-189 -5.