Finances et droits de l’homme

Devoir de vigilance

d'Lëtzebuerger Land du 05.04.2019

Il y a plus de quatre ans, la Commission européenne sous la houlette du Britannique Lord Hill avait promis de créer une « Union des marchés des capitaux » en Europe. Mais seulement voilà, comment faire lorsque la plus grande place financière européenne (et le commissaire en charge) vous déclare soudainement vouloir quitter le navire ? Aussi, l’équipe Juncker a changé son fusil d’épaule et a converti son effort en « Plan d’action pour la finance durable ». Bouche-trou, fourre-tout, « hype », ou nouveau paradigme de la finance européenne ? L’avenir nous le dira. Toujours est-il qu’une ribambelle d’initiatives sont maintenant en cours qui auront également un impact sur le secteur financier luxembourgeois.

SDG, ESG, etc.

Le premier souci est celui de la multitude de définitions différentes qui sont censées toutes vouloir environ dire la même chose mais pourtant ne le font pas. On parle de finance « durable », de finance « responsable », de critères « ESG » pour « environnement-social-gouvernance » ... Mais ce à quoi on pense, c’est avant tout, ou souvent exclusivement, l’aspect environnemental et plus particulièrement le climat, la réalisation des objectifs fixés par les accords de Paris de 2015 (Cop21). Un exemple flagrant de ce pot-pourri terminologique a été livré lors de la récente présentation de la « sustainable finance roadmap » luxembourgeoise. Alors que la ministre de l’Environnement, Carole Dieschbourg (Déi Gréng), a placé l’effort dans le contexte large des 17 « Sustainable Development Goals » (SDG) des Nations-Unies, son homologue aux Finances, Pierre Gramegna (DP), l’a réduit au changement climatique.

La distinction peut sembler académique mais n’est en réalité pas anodine : le développement durable, version Onu, regroupe également les aspects liés aux droits de l’homme et notamment à la lutte contre la pauvreté, contre la faim, pour une éducation de qualité et un travail décent, pour l’égalité des sexes ... Même si l’aspect « e » (pour environnemental) est certainement celui qui est actuellement le plus présent dans les médias et dans la rue, il ne faut pas oublier l’aspect « g » (pour gouvernance) ni l’élément social avec un tout petit « s » car c’est actuellement le grand absent du débat luxembourgeois.

Le plan d’action inconnu

Et pourtant, ce n’est pas comme si les droits de l’homme étaient totalement ignorés dans les ambitions gouvernementales. En 2018, le conseil de gouvernement a adopté un plan d’action « entreprises et droits de l’homme » qu’un groupe de travail au ministère des Affaires étrangères, mené par le très dynamique ambassadeur itinérant pour les droits de l’homme Marc Bichler, est en train de mettre en œuvre. Seulement voilà, il n’existe aucun lien apparent entre cet effort (concentré sur le respect des droits de l’homme au Luxembourg) et ce que la « sustainable finance roadmap » veut atteindre. Cette-dernière se dirige avant tout vers l’international, compte tenu de l’orientation de notre place financière. Que ce que nous faisons chez nous peut avoir des conséquences au-delà de nos frontières est pourtant évident et vient d’être démontré lorsque la presse internationale a mis en rapport le meurtre du journaliste Jamal Khashoggi avec une « spyware « élaborée par une société ayant son quartier général au Kirchberg.

L’esclavage moderne

À une question parlementaire posée dans ce contexte par le député David Wagner (Déi Lénk), les ministres Jean Asselborn et Etienne Schneider (LSAP) répondaient : « Dans le cadre de la mise en œuvre du Plan d’action national, le Gouvernement luxembourgeois déploie des efforts de sensibilisation auprès des entreprises, et attend de la part de celles-ci le plein respect des droits humains. Dans son programme pour les années 2018 à 2023, le gouvernement luxembourgeois s’est en outre engagé à étudier la possibilité de légiférer sur le devoir de diligence pour les entreprises domiciliées au Luxembourg. »

Certains pays européens, notamment le Royaume-Uni (Modern Slavery Act, 2015) et la France (Loi sur le devoir de vigilance, 2017), ont déjà franchi le pas des mesures obligatoires pour les entreprises d’une certaine taille. D’autres, comme l’Allemagne, tablent sur un effort volontaire tout en prévenant qu’un manque de « bonne volonté » pourrait également engendrer des mesures législatives. D’ailleurs un partenariat public-privé, connu sous le terme « Liechtenstein initiative », veut mettre l’industrie financière au cœur de la lutte contre l’esclavage et le trafic humain. Et finalement, il existe aujourd’hui une version « zéro » d’un instrument international juridiquement contraignant sur les sociétés transnationales et autres entreprises et les droits de l’homme. Cet effort est placé sous l’égide du Conseil des droits de l’homme de l’Onu pour lequel le Luxembourg est candidat.

Ce que le législateur attend

En attendant donc de potentielles mesures coercitives, les principes directeurs des Nations-Unies – auxquels les ministres font référence – exigent des entreprises à article 13 « qu’elles évitent d’avoir des incidences négatives sur les droits de l’homme ou d’y contribuer par leurs propres activités, et qu’elles remédient à ces incidences lorsqu’elles se produisent ; qu’elles s’efforcent de prévenir ou d’atténuer les incidences négatives sur les droits de l’homme qui sont directement liées à leurs activités, produits ou services par leurs relations commerciales, même si elles n’ont pas contribué à ces incidences. »

Il ne fait aucun doute que le fait d’acheter une action de, ou d’accorder un prêt à une entreprise constituent des activités dans ce sens. Les banques, fonds d’investissement et assurances sont donc directement visés et concernés. Si l’inobservation de ces principes n’entraine actuellement aucune sanction pénale directe, elle n’est pas sans risque : celui de perdre de l’argent (lorsque la société se retrouve en difficulté), se faire attaquer en justice pour complicité ou en dommages-intérêts, perte de réputation … Le site businesshumanrights.org regorge d’ailleurs d’exemples d’acteurs financiers qui se font épingler dans ce contexte.

La Commission européenne a, dans le contexte de son plan d’action « finance durable », proposé en outre de modifier les directives ayant trait aux acteurs du secteur financier (Ucits, AIFMD, Mifid et IDD) afin de rendre obligatoire l’analyse et la publication des risques liés aux facteurs ESG, qui englobent donc les droits de l’homme.

Ce que les investisseurs et clients attendent

Peu à peu, l’attente des clients change également, à commencer par les investisseurs institutionnels comme les fonds de pension et les fonds souverains. Ainsi, Norges Bank Investment Management a des exigences très claires envers les CA des sociétés avec lesquelles la banque travaille : « Boards should ensure that the company has a policy to respect human rights and that relevant measures are integrated into corporate business strategy, risk management and reporting. […] Boards should ascertain that the ensuing responsibilities are clearly defined within the organization and they should effectively guide, monitor, and review their management in carrying out these efforts. » Dr. Başak Bağlayan de l’Université du Luxembourg constate : « Environmental, social, and governance factors, once at the fringe of the investment community, are now rapidly becoming mainstream. [...] Globalization, the internet and social media, climate change, and changing community and stakeholder norms have all contributed to the growing relevance of ESG factors in many investors’ decisions. »

Si donc les investisseurs institutionnels se sont réveillés, les clients dits « retail » n’en sont qu’à leurs débuts : beaucoup d’entre eux ne savent pas où l’argent qu’ils ont « à la banque » ou dans des fonds d’investissement part vraiment. Ils ne se sont jamais posé la question et personne ne la leur pose. C’est ce qui a amené la Commission européenne à proposer une autre modification de la directive Mifid tendant à rendre obligatoire la récolte d’informations sur les préférences ESG des clients. Mais même sans cette modification, rien n’empêche les banques d’avoir cette discussion avec leurs clients, et rien n’empêche les clients de la rechercher.

Encore faudrait-il que les conseillers soient formés en la matière et puissent recommander des produits adaptés. Ce qui, à son tour, pose la question du « greenwashing », c.-à-d. de l’utilisation de labels dits ESG par des produits qui en fait ne le sont pas. La Commission européenne travaille actuellement sur une taxonomie (un ensemble de définitions) ainsi qu’un label aux critères reconnus qui viendrait compléter les labels nationaux et privés qui existent déjà (comme ceux délivrés par Luxflag, une Asbl luxembourgeoise regroupant des acteurs étatiques et privés).

Ce que le secteur financier peut faire

Il existe un certain nombre de pistes que les acteurs du secteur financiers peuvent suivre. Ainsi il existe des « Principles for Responsible Investment » et, depuis peu, également des « Principles for Responsible Banking » (que d’ailleurs l’ABBL a été la première fédération bancaire à signer). Il existe des lignes directrices de l’OCDE et les « Equator Principles », un cadre de référence du secteur financier visant à identifier, évaluer et gérer les risques environnementaux et sociaux des projets. Et il existe le très pratique « UNEP FI Human Rights Guidance Tool for the Financial Sector », un site en ligne destiné à informer tout particulièrement les institutions financières sur les risques liés aux droits de l’homme.

En gros, l’approche préconisée suit les axes suivants : Formellement reconnaître l’importance du respect des droits de l’homme ; comprendre et identifier les risques qui y sont liés dans les activités ; se donner une stratégie d’action ; faire le suivi de ces actions ; rendre sa stratégie publique et faire un rapport sur l’évolution.

Ainsi le groupe BNP Paribas retient-il : « En tant que banque, nous sommes amenés à financer de nombreuses industries, dont certaines présentent des défis environnementaux, sociaux et de gouvernance majeurs. C’est le cas, par exemple, dans le domaine de la défense, de l’huile de palme ou encore de l’énergie nucléaire. Pour ces secteurs, nous avons défini des politiques imposant la prise en compte d’exigences ESG, en plus des critères de performance économique, dans nos décisions de financement et d’investissement. Élaborées en concertation avec des experts indépendants, ces politiques publiques s’appliquent à l’ensemble des métiers et pays dans lesquels le Groupe est implanté. »

Ou encore le groupe ING, qui a émis un rapport spécifique sur cinq risques liés aux droits de l’homme. « For ING as an employer, these are work-related stress and discrimination; as a corporate lender, these are land-related community issues, child labour and forced labour. Knowing the biggest risk to our people and the people in the supply chains that we finance […] means we can start managing them first. »

Parfois il faut une goutte pour faire déborder le vase, pour passer de la bonne intention à l’action. Cela peut être une jeune fille qui organise une grève à Stockholm, ou une fabrique de textile qui s’écroule et tue des centaines d’ouvriers au Bangladesh. Ou de jeunes talents qui refusent un emploi dans une institution financière dont la réputation laisse à désirer. En tout cas, il semble que, sous l’influence combinée des exigences des législateurs et de l’attente des clients et des investisseurs, la recherche du seul rendement pécuniaire dans le monde de la finance ne soit plus de mise.

Charles Muller est avocat à la Cour et directeur indépendant. Il co-préside l’ONG Finance and Human Rights Asbl ensemble avec Markus Loening, ancien « Menschenrechtsbeauftragter » du gouvernement allemand.

Charles Muller I
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