Après l’évaluation à la nitroglycérine par les experts du Gafi du dispositif de lutte anti-blanchiment au Luxembourg (d’Land 12.02.2010), les usages très « libéraux » que peuvent faire de la loi certains professionnels soumis en principe à des règles strictes d’identification de leurs clients ne surprendront personne. C’est probablement parce que les membres de la Cellule anti-blanchiment du Parquet ont l’impression de parler dans le vide qu’ils ont enclenché l’enquête judiciaire qui a conduit lundi un notaire devant le tribunal correctionnel pour violation de ses obligations professionnelles en matière d’identification de sa clientèle. Une audience discrète, mais pleine de rebondissements pour le premier procès du genre depuis la réforme – bâclée et très largement inspirée par le lobby bancaire – de 2004 sur la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme.
Le nouveau régime (loi modifiée du 12 novembre 2004) oblige désormais le Parquet à prouver le caractère intentionnel de la violation des obligations professionnelles, alors que sous l’empire de l’ancienne loi, il s’agissait d’un délit matériel (voir encadré), presque aussi facile à démontrer qu’une infraction au code de la route. Précision utile : ce procès n’a rien à voir avec du blanchiment d’argent, ni même d’une tentative de blanchiment. Son contexte se limite exclusivement aux obligations qui sont imposées à tous les professionnels du secteur financier (banquiers, assureurs, professionnels du secteur financier, avocats, réviseurs d’entreprises, experts-comptables, notaires, etc) pour connaître les clients auxquels ils ont affaire, ainsi que l’origine de leur argent.
Le point de départ de l’affaire est une vente immobilière (on est en mars 2009) presque banale par des héritiers (le prix de vente était de 3,75 millions d’euros), si ce n’est que la maison appartenait à l’ancien ministre LSAP de la Justice Robert Krieps, présenté pour être aux antipodes de son lointain successeur, Luc Frieden (CSV, 1998-2009), lequel a désormais laissé son maroquin au camarade François Biltgen pour se consacrer entièrement aux Finances de la nation.
Face à l’absence d’un certificat fournissant l’identité de la ou les personnes physiques derrière un holding financier, le notaire chargé de la rédaction de l’acte de vente est bien obligé de faire une déclaration de soupçon à la cellule anti-blanchiment du Parquet, comme la loi du 12 novembre 2004 le prévoit. L’acquéreur est une société à responsabilité limitée, European Financial Group EFG, constituée quelques mois plus tôt, le 30 janvier 2009, avec un capital plancher de 12 500 euros par un autre notaire, celui-là même qui est au cœur du procès pour infraction à ses obligations professionnelles. Le paiement se ferait sans recours à un prêt. En cash donc.
Suspicieux, le premier notaire exige de connaître l’identité du bénéficiaire réel, personne physique, du holding qui est contrôlé par une société chypriote, elle-même détenue par une société aux Bermudes. Les pistes sont brouillées et le notaire se voit répondre que ses exigences sont « exagérées ». Il est d’ailleurs menacé d’être écarté du dossier par un professionnel moins regardant. Du coup, il crache le morceau au Parquet.
Dans son réquisitoire, le substitut du Procureur a raconté combien la coopération entre le Parquet et les notaires est difficile en matière de lutte contre le blanchiment. « C’est la catastrophe », dit-il, en accusant le prévenu devant lui de ne pas « sciemment » avoir voulu savoir qui se cachait derrière le holding luxembourgeois et la société chypriote.
La cellule anti-blanchiment a « rentré » en 2009 deux déclarations de soupçon de blanchiment, dont celle qui est liée à la vente immobilière. Les années précédentes ne se caractérisent pas non plus par la bousculade : une déclaration en 2007 et une autre en 2008. « Avec cette affaire, a souligné le substitut en rappelant le rôle crucial de la connaissance du client dans la lutte contre l’argent sale, on comprend pourquoi il y a si peu de déclarations de soupçons, c’est parce qu’il n’y a pas de contrôle ».
Les faits présentés à l’audience lui donnent raison. Pour certains notaires, mais aussi pour certains avocats.L’enquête et les perquisitions à l’étude du notaire qui avait réalisé l’acte de constitution de European Financial Group EFG le 30 janvier 2009 montre qu’il n’y a pas eu d’identification du client « physique ». Et qu’il n’y en aurait toujours pas. Le représentant du Parquet, « extrêmement étonné », fera d’ailleurs acter par le greffe que, près d’un an après le déclenchement de l’affaire, ses protagonistes sont toujours en défaut d’avoir fourni un formulaire de bénéficiaire effectif. Provocation ?
Pourquoi diantre le banquier et milliardaire grec, Spiro John Latsis, une des cent premières fortunes mondiales, ne voulait-il pas révéler son identité au notaire lorsqu’il a constitué au Luxembourg son holding financier pour le contrôle de son empire ? Les avocats du cabinet Allen [&] Overy ne l’ignoraient pas. « Ils ont voulu tromper » le notaire, qui de son propre aveu devant les juges, dira avoir été assez naïf pour faire une confiance « aveugle » à l’une des plus grandes études d’avocats de la place. Le substitut du procureur d’État révèlera d’ailleurs à l’audience qu’il dispose sur son bureau « d’un dossier Allen [&] Overy ». Sans dire où en était la procédure. Il était à l’audience pour le procès du notaire.
Le nom de Spiro Latsis n’apparaît dans le holding qu’en août 2009, à l’issue d’une assemblée générale extraordinaire qui validera son entrée dans le conseil d’administration. Le même mois, European Financial Group EFG procédera à une augmentation spectaculaire de son capital social, porté de 12 500 à 1,5 milliard d’euros. Dans le sillage, la sàrl se transformera en société anonyme milliardaire présentée par le groupe bancaire EFG comme le holding financier faîtier. La logique pour une Soparfi, qui n’a pas pour vocation de vivoter avec un capital social au plancher.
Pour défendre sa bonne foi, le notaire incriminé invoquera la confusion que le nom de ce holding, proche de l’appellation de la banque EFG (qui dispose d’une filiale au Luxembourg) de la famille Latsis, a créé dans son esprit. A-t-il pensé que l’appartenance de cette société qu’il constituait à une banque soumise au contrôle prudentiel, lui permettait de « zapper » l’obligation que lui impose la loi de 2004 de s’enquérir sur l’identité des personnes physiques qui se dissimulent derrière des sociétés écran et des montages financiers fumeux ? C’est ce que son avocat, Me Gerry Osch, soutiendra en substance devant les juges, renvoyant la responsabilité au cabinet d’avocats. Le notaire incriminé n’a pas remarqué que la déclaration de bénéficiaire économique – un document « verbeux » rédigé en anglais – ne l’identifiait pas. « Venant de l’étude Allen [&] Overy, plaidera-t-il, le notaire a, erronément, présumé que la déclaration de bénéficiaire économique confectionné par cette étude correspondait aux exigences légales ». Pourtant, le certificat se référait à la loi de 2004 sur le blanchiment et le financement du terrorisme. Poudre aux yeux pour induire le notaire en erreur ? Il a en tout cas « légitimement » cru à l’absence de tout risque de blanchiment ou de financement du terrorisme, soulignera son avocat.
Sur le plan juridique, le prévenu peut-il être condamné, alors que les obligations inscrites dans l’arsenal législatif prévoit un seuil de transaction à 15 000 euros pour actionner le mécanisme de la dénonciation et de la loi de 2004 ? Or, le capital de la sàrl était de 12 500 euros et le représentant du Parquet a bien spécifié à l’audience que les faits retenus étaient ceux de janvier 2009, donc avant la recapitalisation de l’été suivant. Même en y ajoutant les frais notariés, le montant ne dépasse donc pas les 14 000 euros, sous le seuil prévu par la loi.
L’élément moral de l’infraction ne serait pas donné selon son défenseur, qui réclame l’acquittement de son client, « trompé par un professionnel de tout premier ordre, dans lequel il put avoir confiance sur le point focal du présent procès : l’identification réelle et utile du bénéficiaire économique effectif ». Et de rappeler encore et encore que « le sérieux apparemment de Allen [&] Overy a contribué à induire le notaire en erreur ». Des circonstances qui, selon l’avocat, confirment l’absence de manquement intentionnel de son client. Autre son de cloche de la part du substitut1 pour lequel l’infraction aux obligations professionnelles emprunte un peu à la « non-assistance à personne en danger » : « Il n’y a pas de dol spécial, mais un dol général ». « L’élément moral est donné, car le prévenu savait (…), il n’a pas demandé et a fait une confiance aveugle dans l’avocat qui lui a apporté cette affaire », a précisé le magistrat, pointant du doigt les effets de contagion dans « toute la chaîne » que pourrait provoquer le fait qu’un professionnel soumis à des obligations d’identification se repose sur un autre professionnel.
La surprise, l’avocat du notaire l’a réservée pour la fin de l’audience, suscitant un certain malaise dans la salle d’audience : Me Gerry Osch demande au tribunal de poser une question préjudicielle à la Cour constitutionnelle sur la légalité de la peine prévue à l’article 9 de la loi de 2004 (une amende de 1 250 à 125 000 euros). « Cette peine est inconstitutionnelle », a plaidé l’avocat en renvoyant d’ailleurs les juges aux travaux parlementaires et notamment à l’avis du Parquet général qui se plaignait à l’époque du caractère vague et discutable des dispositions sur la violation des obligations professionnelles en matière d’identification. Le Conseil d’État avait formulé des reproches identiques : « l’article 9 du projet (…), écrivaient les Sages, ne punit pas le blanchiment ou le financement du terrorisme, mais une négligence professionnelle. Force est donc de conclure que le professionnel n’est ni un blanchisseur ni un terroriste. Il ne fait que commettre une négligence jugée suffisamment grave au vu des conséquences qu’elle est susceptible d’avoir, pour recevoir elle-même une qualification pénale, qui reste d’ailleurs innommée ». La commission juridique ne prendra pas la balle au bond, comme si le problème n’existait pas.
Le texte de 2004 n’indique nulle part la nature de l’amende : « Est-elle correctionnelle, criminelle, voire contraventionnelle ? » a demandé l’avocat. C’est pourtant bien le minimum que doit garantir un État de droit de dire à ses citoyens par qui ils seront jugés et combien de temps ils peuvent être poursuivis. La Cour constitutionnelle de Luxembourg avait déjà précisé dans un arrêt de 2002 qu’il appartenait au législateur de « définir les infractions en termes suffisamment clairs et précis », parce que le principe de l’incrimination de la peine est partant le corollaire de celui de la légalité de la peine consacrée par l’article 14 de la Constitution ». Le Parquet général avait prévenu que l’incertitude et le défaut de prévisibilité du projet de loi risquaient de « mettre le texte en conflit avec l’article 14 de la Constitution et l’article 7 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ».
Les dés sont lancés et il y a fort à parier que les juges, devant l’absence de jurisprudence et pour éviter de condamner un professionnel, seront très tentés de demander l’arbitrage de la Cour constitutionnelle.