On entend parfois que le vin luxembourgeois est trop cher, mais rarement de la part des amateurs étrangers qui louent plutôt le rapport qualité/prix des vins de la Moselle. Définir la juste valeur des bouteilles est une tâche complexe qui dépasse de loin le simple cadre de l’étiquette

La pyramide et le sablier

d'Lëtzebuerger Land du 06.08.2021

Cela ne fait pas si longtemps que le Luxembourg se positionne comme un producteur de vins de qualité. Quelques décennies, tout au plus. Jusqu’à la première Guerre mondiale, les grappes d’elbling étaient vendues en Allemagne pour y être transformées en Sekt (mousseux allemand), alors très prisé. Avec la redéfinition des accords internationaux qui a suivi (signature du traité d’Union économique belgo-luxembourgeois en 1921), la Moselle a tourné son regard à 180 degrés. À l’image de Bernard-Massard et de la première cave coopérative du pays, fondés tous les deux à Grevenmacher cette même année, le Luxembourg produit alors ses propres vins et les envoie massivement vers le Plat pays. Cette impulsion nouvelle vise à fournir de grandes quantités de bouteilles bon marché, davantage destinées à désaltérer les piliers de comptoir qu’à séduire les fines gueules. La Marque nationale, créée en 1935, établit un cahier des charges pas franchement contraignant, autorisant des rendements élevés. L’époque s’y prêtait et cette orientation a été couronnée de succès sur le plan économique. Les vins de Moselle avaient trouvé leur débouché et satisfaisaient un marché bien content de pouvoir compter sur eux.

Les choses se sont compliquées par la suite : petit à petit, le Luxembourg s’est enrichi et avec cette nouvelle aisance, les salaires ont commencé à s’envoler. Produire à bas coût, dès lors, devenait de plus en plus compliqué d’autant qu’en même temps, la mondialisation imposait la concurrence frontale de nouveaux pays où les bas salaires permettaient, eux, d’exporter des vins à prix planchers. Sans une remise en cause complète de son modèle économique, la viticulture luxembourgeoise était vouée disparaître. Les autorités et une partie des vignerons en étaient bien conscients. En 1991, la création de l’appellation Crémant de Luxembourg illustre cette prise de conscience. Vendanges manuelles, pressurage de raisins entiers, pas plus de cent litres de vin pour 150 kilos de raisins, deuxième fermentation en bouteille, neuf mois sur lies au minimum dans la même entreprise… Les critères stricts (plus stricts que pour bien des crémants français) du cahier des charges démontrent la volonté de s’en sortir par le haut. En 2014, la nouvelle Appellation d’origine protégée (AOP) Moselle luxembourgeoise met les vins tranquilles sur les rails même parallèles que ceux des bulles. L’AOP remplace une Marque nationale trop laxiste et pose de nouvelles bases en cherchant à mettre en valeur les lieux-dits les plus qualitatifs et en limitant les rendements. Le souhait initial de remplacer la hiérarchie très floue des « Grands premiers crus » et des « Premiers crus » par une nouvelle classification (lieux-dit, coteaux et côtes) s’est toutefois heurté au conservatisme de certains. Les deux dénominations sont donc toujours permises, ce qui ne facilite pas la lisibilité des étiquettes pour les consommateurs.

Aujourd’hui, même si d’autres avancées seraient judicieuses (l’établissement d’un cadastre qui définirait la qualité des parcelles et leur niveau de cru, par exemple), le pli d’une production de vins de qualité est globalement pris sur la Moselle. Particulièrement chez les vignerons indépendants, d’ailleurs, qui ne produisent pratiquement plus de vins d’entrée de gamme. Le prix de la majorité de leur production se trouve dans une palette homogène allant de huit à quinze euros environ, au domaine.

Pourtant, on fabrique encore beaucoup de vins peu chers sur la Moselle. En 2020, à eux deux, l’elbling et le rivaner représentent encore le quart de l’encépagement total. Certes, cette proportion diminue (ils représentaient les trois-quarts des vignes plantées en 1975), mais puisque ce sont des variétés à haut rendement, cela fait une sacrée quantité de vins à écouler chaque année : pas loin du tiers de la récolte (35 300 hectolitres d’elbling et de rivaner vinifiés en 2020, pour 96 900 hectolitres en tout).

« Nous devrions connaître une distribution des vins en forme de pyramide, avec un milieu de gamme qui stabiliserait l’ensemble, soutient Aender Mehlen, le contrôleur des vins qui vérifie la conformité de la production nationale. Or nous observons plutôt un sablier avec beaucoup de vins de haut de gamme, mais aussi trop de premiers prix. Les vins de moyenne gamme nous font défaut alors qu’ils seraient importants. Ce sont eux que l’on verrait sur les cartes des vins des restaurants à des prix équilibré. Parce qu’aujourd’hui, avec des prix à la carte multipliés par trois ou quatre, on se retrouve avec des vins luxembourgeois à plus de soixante euros. À ce prix-là, les clients préfèrent souvent un bourgogne moyen à cinquante euros ».

Le principal producteur de vins d’entrée de gamme du pays est la coopérative Vinsmoselle. Son directeur, Patrick Berg, reconnaît qu’il s’agit d’une question de la plus haute importance. « Nous aurons toujours besoin de produire du rivaner en litre, parce que nous avons des clients pour ça, notamment la restauration qui le sert au verre. Mais vendre une bouteille à 3,50 euros, suffit pour couvrir les frais, mais pas pour dégager une marge satisfaisante. Il faut que nous parvenions à mieux valoriser ces vins. »

Cette question du prix est tout sauf anecdotique puisqu’elle induit aussi la rémunération des vignerons. Forcément, si les vins sont vendus à bas prix, les producteurs de raisins n’en recevront pas grand-chose. Dans un pays où il est plus facile qu’ailleurs de bien gagner sa vie, le renouvellement des générations a du mal à se faire chez les coopérateurs. Beaucoup d’enfants de viticulteurs préfèrent s’orienter vers une carrière plus stable et plus rémunératrice, délaissant la tradition familiale. Une situation qui est beaucoup plus rare chez les vignerons indépendants ou dans le négoce.

Pourtant, des pistes existent et la coopérative vient de prouver qu’elle pouvait avoir de bonnes idées. Un des cartons de l’été, c’est le Summerwäin. Un blanc et un rosé sans indication de cépage ou de terroir, servis par un packaging moderne. Cette fois, le plan marketing est cohérent et les ventes vont au-delà de toutes les attentes. À tel point qu’il n’est pas rare de ne plus en trouver dans les supermarchés. « C’est un tel succès que nous avons du mal à suivre ! sourit Patrick Berg. Au mois de juin, quelques semaines après la sortie, nous avions vendu les volumes du Summerwäin blanc que nous avions prévus pour tout l’été ! Pour le rosé, c’est pareil : nous en avons déjà vendu plus du double que nos rosés d’été des années précédentes. »

Du vin, Vinsmoselle en a dans les cuves, mais ce qui est venu à manquer au point de provoquer des ruptures de stock, c’est ce qu’on appelle la matière sèche : les bouteilles (produites spécialement parce que sérigraphiées) et les capsules à vis. La leçon de tout cela ? Ce Summerwäin blanc qui s’arrache est un assemblage de rivaner (très majoritaire) relevé d’une pointe de gewürztraminer (une autre variété qui n’a plus tellement la cote) qui amène ce côté flatteur à la dégustation. Est-ce que ces vins plairaient autant s’il y avait écrit « rivaner » sur l’étiquette ? On ne le parierait pas.

« Le Summerwäin était un ballon test, reprend Patrick Berg. Vinsmoselle ne produit généralement pas ce type de vins. D’ailleurs, ce ne sont même pas les chefs cavistes qui ont choisi l’assemblage final. Souvent, ils préféraient une association plus classique de type rivaner/auxerrois, mais, lors de tests que nous avons effectués en amont, les clients ont largement préféré cette association rivaner/gewürztraminer. Grâce aux Summerwäin, nous venons de prouver que lorsque nous produisons des vins modernes, qui répondent davantage au goût des consommateurs qu’aux nôtres, nous pouvions vendre de gros volumes à des prix intéressants. Je suis le directeur et je vous assure que je préfère vendre un Summerwäin à 7,50 euros plutôt qu’un rivaner à 3,50 euros. »

Produire des cuvées d’assemblage de moyenne gamme en rapport avec le goût du plus grand nombre plutôt qu’une multitude de crus, est une direction qui semble prometteuse. Et pas que pour Vinsmoselle. Plusieurs vignerons indépendants proposent aussi depuis peu des cuvées d’assemblages intéressantes : le domaine Keyser-Kohll (Fusion3 et All Dag) ou le domaine Kohll-Leuck (Symbiose) en sont deux exemples. Aender Mehlen va plus loin : « on pourrait même faire des vins sans AOP, ni indication de cépage, simplement avec la mention « Vin de Luxembourg ». Élaborer un joli produit populaire, c’est un beau défi. Et cela permettrait de garder l’AOP pour ce qu’elle a été faite : identifier les vins de haut niveau. »

Puisque la vigne se travaille sur un temps long (on n’arrache pas, sauf exception, des ceps de moins de trente ans), il faut du temps pour construire une identité. Et il n’est pas question de tirer un trait sur son passé. Néanmoins, il est certain que depuis une trentaine d’années, la Moselle s’est offert un vrai tournant. Certains ont pris de l’avance, d’autre moins. À l’échelle du pays, Vinsmoselle est un mastodonte qui travaille 51 pour cent de la superficie plantée et qui achète les raisins à 300 familles (même si certaines ne livrent que de toutes petites quantités).

Il est sans doute plus facile de prendre des décisions tranchées lorsque l’on est une petite entreprise familiale que de convaincre un conseil d’administration dont les participants sont tous solidement attachés à leurs terres, Vinsmoselle n’a toutefois plus de temps à perdre. La coopérative garde de gros marchés (en Belgique, notamment) avec des vins d’entrées de gamme, mais elle ne pourra pas lutter indéfiniment contre des vins venus d’ailleurs, encore moins chers.
Le futur, en tout cas, n’est certainement pas dans cette lutte-là et, dans le fond, Vinsmoselle n’y peut rien. Pour vendre ses vins plus chers, la coopérative doit repenser sa gamme et la mettre en adéquation avec ce que recherche le public. « Les clients sont souvent perdus devant la diversité de nos vins, reconnaît Patrick Berg. Hormis pour nos meilleurs crus, pourquoi proposer tous les lieux-dits du pays, si ce n’est pas ce qui intéresse les acheteurs ? D’autant que, visiblement, le prix n’est pas le problème, on le voit avec le Summerwäin. » Il pourrait ajouter aussi la gamme Vignum ou la cuvée anniversaire de crémant (la « 30 »), des bouteilles qui se vendent entre treize et 22 euros et dont les ventes dépassent les objectifs (même si les volumes sont moindres).

Vinsmoselle a toutes les cartes en mains, à elle de proposer un jeu cohérent. Il en va de son avenir, mais aussi de celui de tout le vignoble luxembourgeois qui ne peut pas se permettre de voir son leader péricliter. Car non, les vins luxembourgeois ne sont pas trop chers. Ils représentent même de sacrées belles affaires.

Erwan Nonet
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