«Comment allons-nous expliquer à l'avenir le terme 'humanité' à nos enfants?» se demandent des enseignants de l'école primaire Henri VII à Luxembourg-Limpertsberg dans une lettre ouverte au gouvernement. Au matin du 21 novembre, ils ont appris à 7h50 que trois de leurs élèves n'allaient plus venir à l'école. Ils avaient été expulsés le matin même. Les enseignants se sentent impuissants devant cette intervention de l'État. «Est-ce que nous nous trompons lorsque nous essayons, en tant que personnel enseignant, d'apprendre aux enfants, à côtés de basics, en même temps des valeurs comme la solidarité, la participation démocratique ou l'égalité de tous les êtres humains?» Leur lettre rappelle toute la cruauté des expulsions de déboutés du droit d'asile qui ont commencé début novembre, non seulement pour les familles concernées - surtout les enfants scolarisés sont pleinement intégrés depuis deux ou trois ans au Luxembourg -, mais aussi pour tous ceux qui les côtoient et les connaissent comme leurs amis.
Le concept de l'école d'intégration, encore affirmé par les hommes et femmes politiques à la tribune de la Chambre des députés lors du débat d'orientation en 2000 comme facteur de cohésion sociale fonctionne ici à cent pour cent. L'ingérence de la volonté politique dans cette sphère de protection presque sacrée qu'est l'école est très mal vécue par tous les enseignants qui prennent leur mission au sérieux. C'est le monde scolaire qui réagit actuellement le plus vivement aux expulsions - en pleine année scolaire. Comment, en tant qu'enseignant(e) gérer cette précarité, ce caractère provisoire dans un univers qui, normalement, aspire à la continuité et l'intégration?
Dans une question parlementaire posée le 25 novembre dernier à la ministre de l'Éducation nationale, le député vert Robert Garcia veut savoir si le ministère «a conseillé les services du ministère de la Justice sur les effets psychologiques que peuvent avoir les rapatriements forcés sur les enfants des réfugiés déboutés du droit d'asile?» Ou encore si les experts du Menfps ont «conseillé les enseignants sur la façon de préparer les enfants réfugiés à leur départ imminent et de même les enfants restés en classe sans leurs camarades expulsés?»
Christiane Tonnar, la responsable de la scolarisation des élèves étrangers au ministère de l'Éducation nationale, avait développé un concept pour l'accueil des enfants de réfugiés et des demandeurs d'asile en 1998/99, année de la très grande affluence en provenance de Yougoslavie, concept qui est appliqué depuis lors. «Nous avons toujours insisté que les enfants de demandeurs d'asile aient non seulement le droit d'aller à l'école, mais qu'ils soient obligés d'y aller,» souligne-t-elle. Un groupe de travail interministériel, constitué de représentants des ministères de la Justice, de l'Intérieur, de la Famille et de l'Éducation nationale, qu'elle préside, a entre autres oeuvré pour que plus aucun enfant ne soit sorti de l'école durant les cours pour un rapatriement. Cela avait été fait en 1999 lors de l'«opération Milano» et avait provoqué l'indignation générale de l'opinion publique.
Dès 1998, il a été décidé d'intégrer les enfants des réfugiés et demandeurs d'asile dans l'école luxembourgeoise, au lieu de créer des ghettos avec des écoles spéciales. Un poste de coordination et d'information a été spécialement créé au ministère, finançant entre autres cinq médiateurs interculturels qui font le lien entre l'école, les enfants et les parents d'élèves. Aide administrative, appui scolaire, traduction - leur champ d'intervention est très vaste et aide largement à ce que l'intégration dans le système scolaire d'un nouveau pays se passe le mieux possible pour les enfants. Un «passeport scolaire», tout comme une traduction du bulletin de notes permettent de certifier le niveau de l'élève en cas de retour dans son pays d'origine.
Selon les derniers chiffres disponibles, 590 élèves d'origine yougoslave furent scolarisés dans l'enseignement préscolaire, 1499 dans le primaire et un millier dans l'enseignement secondaire en 2001/2002. «Mais sur le plan politique, nous avons toujours insisté sur le fait que la scolarisation de l'enfant ne peut pas être un argument contre un rapatriement,» rappelle Christiane Tonnar, la ministre Anne Brasseur (PDL) l'a confirmé dans une lettre officielle aux directeurs d'école. «Tout ce que nous pouvons faire, continue Christiane Tonnar, c'est de leur offrir la meilleure formation possible durant le temps qu'ils passent au Luxembourg.»
En fait, les associations de soutien aux immigrés et autres militants pour le droit des réfugiés s'étaient attendus à une vague d'expulsions des quelque 1500 demandeurs d'asile déboutés et arrivés en fin de droits durant les vacances d'été, surtout après la signature d'un accord de réadmission avec le Yougoslavie juste avant les vacances. Le projet de loi ratifiant ce traité a été adopté hier, jeudi 12 décembre, par la Chambre des députés et facilitera les relations administratives entre Luxembourg et Belgrade pour les rapatriements. Car si les retours forcés annoncés n'ont pas eu lieu en été, c'est surtout parce que Belgrade n'est pas vraiment pressé d'émettre les papiers. Comme le gouvernement luxembourgeois veut pleinement appliquer son autorité en matière d'asile et d'immigration, ces expulsions se font au compte-gouttes, aussi vite que les papiers reviennent signés du gouvernement yougoslave. Que cela tombe en pleine année scolaire n'est alors plus vu comme un obstacle par le gouvernement. Jeudi toutefois, Luc Frieden annonça une sorte de «trêve de Noël»: plus aucune expulsion ne doit avoir lieu durant les fêtes de fin d'année.
Dans un appel public qu'elle vient de publier, l'Asti (Association de soutien aux travailleurs immigrés) demande que le gouvernement donne au moins la chance aux enfants de terminer leurs études au Luxembourg. Un retour en milieu d'année risque de leur faire perdre une année scolaire entière, plus les enfants sont avancés dans leur scolarité, plus il devient difficile de trouver des équivalences en Yougoslavie. Dans un entretien au Land, Agnès Rausch du service réfugiés de la Caritas s'inquiétait même le plus pour les adolescents, qui risquent de devenir une «génération perdue» par deux interruptions de la scolarisation successives.
Une fois l'âge de la scolarité obligatoire passé, les enfants des demandeurs d'asile et des réfugiés ont, aussi au Luxembourg, le plus de mal à trouver une formation, surtout s'ils s'orientent vers une formation professionnelle. Car après quelques mois d'ouverture, le gouvernement luxembourgeois a décidé de ne plus accorder de permis de travail aux demandeurs d'asile, ce qui implique aussi la défense pour les patrons d'embaucher des apprentis. Donc dès seize ans, beaucoup de jeunes se trouvaient réduits à l'attente, toute activité sensée leur étant interdite. Pour y remédier, au moins provisoirement, la Fondation Caritas a lancé le projet Passe-partout qui permet aux jeunes d'accéder à une formation: avec une autorisation spéciale du ministère du Travail, des jeunes de seize à trente ans peuvent suivre une initiation professionnelle de trois mois, qui consiste en des semaines d'un jour d'école et quatre jours chez un patron. La formation n'est pas rémunérée, mais permet néanmoins d'acquérir un savoir-faire dans des domaines très divers, comme l'informatique, l'électricité, la restauration, la vente ou la coiffure, par exemple.
Lancé pour une première période de trois mois (renouvelable) en avril dernier avec douze jeunes, le projet Passe-partout a recueilli une centaine de demandes en septembre, 67 jeunes ont trouvé un patron. «Nous trouvions dommage qu'ils aient été condamnés à ne rien faire, qu'ils traînent dans la rue, dit Faruk Licina, qui gère le projet à Luxembourg et fait le lien avec les patrons et l'école, car nous avons constaté la volonté des jeunes d'apprendre, de s'intégrer. Ce sont les enfants scolarisés et les jeunes qui sont le mieux intégrés ici. Ils s'adaptent très vite.»
Cette capacité d'intégration et cette motivation des enfants étrangers dans l'école luxembourgeoise est aussi ce que constate le Lycée technique du Centre, qui, avec ses classes d'accueil pour primo-arrivants, joue un rôle essentiel dans cette intégration. Cette année, l'école accueille 71 nationalités différentes, les enfants arrivent durant toute l'année, en cours de route, passent un test d'évaluation initial puis sont orientés soit vers l'enseignement technique régulier, soit vers l'enseignement modulaire pour primo-arrivants où ils avancent par étapes, ce qui permet d'avoir une grande flexibilité dans leur évolution. Car souvent, ce ne sont pas les enseignements en soi qui posent problème, mais la seule compréhension linguistique. Des filières à enseignement intensif soit de l'allemand, soit du français, doivent permettre une rapide mise à niveau.
Dans ce système, inventé et entièrement développé au LTC il y a une douzaine d'années, la communauté des enfants de demandeurs d'asile, avant tout yougoslaves, même si elle est plus importante, ne constitue qu'une partie de l'ensemble. Toutefois, ce qui rend leur statut peut-être un peu plus spécial, c'est la précarité de leur situation. «Au début, quand ils sont arrivés, nous nous sommes demandés s'il fallait les scolariser selon leur système ou selon le nôtre,» se souvient Netty Maas, attachée à la direction qui gère l'accueil. Ils ont opté pour une intégration, au moins à court et moyen terme, dans le système scolaire luxembourgeois.
«Vous savez, continue-t-elle, je ne suis pas devenue enseignante pour contrôler les papiers des enfants. Ce n'est pas notre rôle.» Même si des problèmes de papiers rendent les voyages dans un pays voisin extrêmement difficile, même s'ils reçoivent parfois des instructions du ministère de la Justice de renvoyer de l'école des enfants de demandeurs d'asile déboutés etc., toute l'équipe du LTC, du directeur Léon Thein, en passant par les éducateurs et le SPOS jusqu'aux enseignants, s'engage pour faire de l'école un espace de protection et de sérénité qui ne soit pas parasitée par des enjeux politiques.
Parce qu'ils connaissent ces enfants et leur détermination d'apprendre et de s'intégrer, de saisir une chance minime d'un meilleur avenir, les enseignants et dirigeants du LTC supportent d'autant plus mal le fait que leurs élèves risquent de leur être arrachés dans les prochaines semaines - menace qui risque d'annihiler tous leurs efforts de formation. Mardi, une délégation d'élèves du LTC a remis une pétition contre les expulsions de leurs amis et collègues avec quelque 700 signatures d'élèves au président de la Chambre des députés. Et espèrent qu'ils pourront au moins terminer leur année scolaire ensemble.