Genesis

L’homme déshumanisé

d'Lëtzebuerger Land du 12.06.2015

Deux soirées au Grand Théâtre pour découvrir la dernière création de Sidi Larbi Cherkaoui, Genesis, la première étant tellement intense sur le plan visuel et sonore qu’aucune prise de notes ne m’est possible. Une heure trente de beauté musicale et gestuelle. Certains se demandent ou acheter la musique composée par Olga Wojciechowska et interprétée en live par Barbara Drazkowska (pianiste), Manjunath Chandramouli (joueur de mridang) dont les sonorités de l’instrument religieux indien étaient aussi présentes dans les créations d’Akram Khan, Kaspy Kusosa Kuyubuka (chanteur congolais très remarqué), Johnny Lloyd, Kazutomi Kozuki.(chanteur japonais) de cette création lumineuse. La deuxième fois, la prise de note devient possible.

Genesis prouve la capacité d’innover de Sidi Larbi Cherkaoui et celle de ne pas se complaire dans le piège de la facilité lorsque l’on atteint une renommée internationale. Toutefois, la question existentielle – d’où venons-nous et où allons nous ? – reste au centre de sa création. Belle continuité avec la programmation la veille de la création de Germaine Acony réitérant le message « On sait ou on naît mais on ne sait pas où on meurt ».

Genesis réunit quatre danseurs chinois (dont Yabin) de la Compagnie Yabin Dance Studio et trois membres de la Compagnie Eastman de Sidi Larbi Cherkaoui. Référence directe au premier livre de la Bible racontant le commencement de l’humanité, le spectacle est le fruit d’une rencontre avec Yabin Wang, une des figures de la chorégraphie contemporaine chinoise et danseuse dans la danse des tambours en doublure de l’actrice Zhqng Zihi dans le film de Zhang Yimou, Le Secret des poignards volants.

Des cabines, cages, sur roulettes, un décompte à voix haute, des personnes en blouse blanche, gants en vinyle et masque sur le visage, l’univers est aseptisé, clinique, pas de doute… le commencement de la vie et l’univers hospitalier. L’homme déshumanisé patient ou praticien déshumanisé en quelque sorte. Observations, expérimentations, la première demi-heure se fait sur fond de percussions et de mouvements saccadés dans un contexte de vie et de mort entre naissance et morgue. Un danseur-symbole de cadavre placé dans un sac et ouvert par un probable praticien anapath, exécute un superbe solo sur la table de dissection avec une gesticulation démembrée et des rebonds, sursauts refroidissants !!

Puis vient la césure avec la partie autobiographique du rapport du chorégraphe au milieu hospitalier, les blouses sont retirées et le regard est porté sur l’homme après son travail dans son quotidien et son rapport à la nature et au monde qu’il l’entoure. Yabin Wang apparaît de noir vêtue au sol dans un solo et sur fond d’un chant magnifique et guitare congolaise. Alternance de solo, duo et tableau collectif, les danseurs chinois et japonais de la compagnie Yabin & Her Friends et les danseurs de la compagnie Eastman évoluent au gré des divers rythmes avec leurs spécificités gestuelles.

Solide technique acquise dès le plus jeune âge et rapidité d’exécution, les danseurs de Eastman sont eux très fluides et circulaires. Le passage des mouvements collectifs des mains et des doigts ne formant qu’un et ayant un pouvoir curatif sur le danseur mourant, rappelle le mouvement des cellules et leur assemblage et désassemblage. La manipulation des boules de cristal entre réalité et illusion renvoie à l’homme et sa perception de la réalité et ce même finalement dans l’acception de son bien-être.

La transformation des bras et des pieds de Yabin par l’utilisation de manches immenses dans lesquelles se glissent les membres d’autres danseurs la fait passer de beauté sublime à monstre vampirisant. Créée en 2013 avec la première chinoise à Pékin ; la première européenne s’est donnée à Anvers en janvier 2014. Beaucoup de tableaux avec parfois une difficulté à trouver le lien direct entre les uns et les autres, mais certainement le lien est à trouver dans les multiples interrogations posées par le chorégraphe que confèrent l’état de malade, la relativité de la notion de bien-être – discours médical et ressenti et la solitude, la résistance de l’individu face au groupe, mais encore la dévastation de la nature par l’Homme et l’oppression de la femme chinoise (solos avec la chevelure, cambrés asymétriques).

Les danseuses chinoises restituent la caractéristique de la préciosité de la danse chinoise traditionnelle, à savoir aussi témoigner des sentiments très lisibles et visibles dans les pauses corporelles et enchaînements. Très différente de ses pièces Sutra avec les moines Shaolin ou Tezuka autour de l’univers de l’auteur de manga, Cherkaoui approfondit encore son intérêt pour la culture asiatique en collaborant à égalité avec la danseuse–chorégraphe chinoise.

Genesis permet à Cherkaoui de faire connaître son travail mi-occidental, mi-asiatique sur fond de métissage global musical en Chine, en s’associant avec l’une des figures majeures reconnue dans son pays et bénéficiant d’une notoriété incontestée. Quand la femme émerge du groupe, on la remet en cage et Cherkaoui place un danseur japonais au milieu de la troupe chinoise. Les autres veulent le dompter, le maîtriser… et terminent par un chant tibétain sur l’éclat d’une boule de cristal, symbole de la beauté de notre univers.

Emmanuelle Ragot
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