Un départ litigieux d’un cadre informatique d’une grande banque en 2010, négocié 350 000 euros : c’est un tarif « normal » dans le secteur financier où employeur et employé cherchent à se séparer sans faire de vagues, en évitant les procès coûteux pour licenciement abusif. Un « parachute doré » à 165 000 euros pour un ingénieur d’un atelier mécanique âgé de 56 ans : rien là non plus d’exceptionnel. Ce qui relève par contre de l’anomalie, c’est la manière dont leurs deux bénéficiaires ont tenté de faire traiter fiscalement leurs indemnités de départ extralégales, en usant jusqu’à la corde d’une disposition inscrite à l’article 132 de la loi sur l’impôt sur le revenu qui réduit considérablement les impôts : les montants ne sont pas traités comme des rémunérations, avec un taux marginal dépassant désormais les 40 pour cent, mais comme revenus extraordinaires à un quart du taux global, avec un plafond fixé à 22,8 pour cent. Et ce qui a échoué pour le banquier, a merveilleusement bien fonctionné pour l’ingénieur.
Leurs deux cas, examinés récemment par les juridictions administratives, montrent que l’imposition des primes peut parfois relever de la loterie : en première instance, le cadre de banque a échoué, le 17 avril dernier, à faire passer comme revenu extraordinaire son « bonus » de 350 000 euros ; en appel, devant la Cour administrative, le 14 mars dernier, l’ingénieur a eu gain de cause contre l’État, qui veut éviter une application trop libérale de l’article 132. Ces deux affaires, au-delà des montants en jeu, montrent que la recherche de l’optimisation fiscale a contaminé le Luxembourg jusque dans les relations de travail et que quitter une entreprise se négocie si possible avec un bon avocat fiscaliste pour déjouer les pièges des clauses anti-abus de la loi sur l’impôt sur le revenu.
En novembre 2010, Jeannot1 se fait remercier par sa banque. Son licenciement est sensible, car la banque a déjà limogé son prédécesseur, comme elle se séparera aussi par la suite de celui qui l’a remplacé. Les 350 000 euros correspondent à une « indemnité forfaitaire et unique pour licenciement litigieux », montant auquel s’ajoutent près de 45 000 euros d’indemnité de départ légale (exempte d’impôts).
Une transaction extrajudiciaire destinée à éviter les tribunaux. Lorsqu’il fait sa déclaration d’impôt pour 2010, le cadre déclare une grosse partie de la prime sous la rubrique « revenus extraordinaires » et demande qu’on lui applique le taux de faveur. Son bureau d’imposition ne l’entend pas de cette oreille et impose l’ensemble des revenus nets d’une occupation salariée selon le barème, c’est-à-dire au prix fort, le taux maximal marginal pouvant atteindre 40 pour cent. Jeannot introduit d’abord une réclamation devant le directeur de l’ACD. En vain. Le taux de faveur lié aux revenus extraordinaires dans l’article 132 LIR est conditionnel, justement pour éviter les abus : ces revenus doivent entre autres se rattacher du point de vue économique à plus d’une année et doivent être versés « pour des raisons indépendantes du bénéficiaire et de celle du débiteur des revenus ». Vu que l’indemnité a été contractée par les parties, « elle ne peut être qualifiée d’indépendante de la volonté des débiteur et bénéficiaire », tranche l’ACD. Jeannot saisit alors le tribunal administratif. Les juges examinent à la loupe les conditions de l’article 132 LIR, mais aussi d’autres dispositions de la législation fiscale comme l’article 115 sur l’exemption d’impôt de l’indemnité pour résiliation abusive du contrat de travail fixée par une transaction. Les 350 000 euros de Jeannot correspondent, aux yeux des juges, à une indemnité de congédiement « sans pouvoir être qualifiée pour perte ou en lieu et place de recettes », celles qu’il aurait pu toucher s’il était resté à son poste.
La ligne rouge pour éviter les abus reste tout de même bien fragile, comme le rappelle dans un commentaire le cabinet Bonn Steichen & Partners, qui a défendu Jeannot : « Contrairement à ce que l’on pense trop souvent, un licenciement éventuellement abusif n’est pas le garant d’une transaction imposée favorablement au titre de revenus extraordinaire. Au contraire : c’est plutôt l’inverse qui s’applique ». Il n’y a pas de moralité : si le licenciement risque d’être abusif, souligne le cabinet, un employeur voudra se prémunir du risque de contentieux en concluant une transaction. Pour l’employé, ça signifiera une indemnité imposable au taux marginal. S’il n’y a pas de différend en fait et que l’employeur verse une sorte de « bonus » à la sortie à son employé pour bons et loyaux services, voire un dédit pour le non-exercice futur d’une activité éventuellement concurrente, comme ce fut le cas de l’ingénieur de l’atelier mécanique qui a eu gain de cause devant la Cour administrative en mars dernier, le revenu perçu sera « extraordinaire » avec une imposition ne pouvant pas dépasser le taux de 22,8 pour cent. Il y a de l’abus dans l’air.