d’Lëtzebuerger Land : Marc Spautz, CSV, nouveau ministre de la Famille et de l’Intégration, vient de succéder à votre ministre de tutelle quasi historique, Marie-Josée Jacobs, qui a décidé de prendre sa retraite. Quelles sont vos attentes ou vos craintes par rapport à ce changement ?
René Kneip : Cette nomination fut une surprise, même si le départ de Madame Jacobs était attendu, elle nous avait annoncé sa volonté d’arrêter il y a un an déjà, mais on s’y attendait pour l’échéance 2014. Par rapport à son successeur, nos attentes sont tout à fait positives, parce que c’est un homme qui vient, comme Madame Jacobs, de l’aile syndicale du parti, dont on peut donc légitimement attendre un certain engagement social en général. En outre, nous connaissons un peu Monsieur Spautz, car il a même failli devenir membre de notre conseil d’administration – ce qui ne s’est finalement pas fait. Je m’attends donc à une certaine continuité dans l’approche, avec un nouveau dynamisme pour mettre en pratique les mesures annoncées par la ministre pour lutter contre le sans-abrisme, notamment dans la « stratégie nationale », qui doit se développer d’ici 2020 – il reste donc du pain sur la planche.
Le 19 avril dernier, Marie-Josée Jacobs a présenté le bilan de l’« Action hiver », consistant en une augmentation ponctuelle des capacités d’accueil nocturne d’urgence durant l’hiver calendaire, soit une période fixée entre le 1er décembre 2012 et le 16 avril. Et les chiffres prouvent une augmentation constante, très inquiétante : cet hiver, vous avez accueilli 649 personnes différentes pour plus de 13 000 nuitées dans ces foyers provisoires, notamment au Findel, soit le double de l’année 2008/2009... Comment expliquez-vous cette augmentation de la demande ?
Il y a plusieurs explications à ce phénomène. Premièrement, il y a l’augmentation du nombre de personnes sans droits sociaux, que nous ne pouvons pas accueillir au Foyer Ulysse par exemple. Ce sont des gens qui ne sont pas Luxembourgeois ou résidents, mais qui ne sont pas non plus demandeurs de protection internationale. Ce sont essentiellement des migrants intra-européens : des Polonais, des Espagnols, des Portugais, beaucoup de Roumains et de ressortissants des États de l’ancien bloc de l’Est. L’Europe leur garantit le droit de la libre-circulation, mais aucun autre droit, par exemple de revendiquer des aides sociales. Pour le gouvernement luxembourgeois, c’est comme si ces gens-là n’existaient pas – alors on les retrouve chez nous.
Ces migrants sont comme le miroir des crises en Europe et à ses frontières. Depuis le Printemps arabe, nous constatons également des reflux de migrants du Maghreb en provenance du Sud de l’Europe. Et le phénomène se présente de manière identique partout sur le continent, mais tous les pays ne réagissent pas de la même manière : il y a ceux qui y cherchent des réponses et il y a ceux qui font la sourde oreille et où ces gens atterrissent dans la rue. C’est essentiellement une migration pour le travail, à la recherche d’un emploi, c’est pourquoi ces chiffres étaient particulièrement élevés en février-mars : les gens sont alors venus avec l’espoir de trouver un travail dans le bâtiment ou dans la restauration. Notre personnel de la Téistuff a souvent passé ses journées à les assister dans la rédaction de leurs CV et de demandes d’emploi. Et il faut savoir que la volonté de ces gens-là est si forte qu’ils ne vont pas partir maintenant, même si on ferme les foyers d’urgence. Ils préfèrent encore dormir dehors !
Il y a donc plusieurs populations qui se côtoient dans la Wanteraktioun ?
Oui : entre les migrants à la recherche de travail, qui sont souvent jeunes, viennent avec une forte volonté de s’en sortir et qui sont extrêmement reconnaissants pour toute aide qu’on puisse leur offrir, et un résident qui est arrivé tout en bas de l’échelle sociale, qui vit dans la rue depuis des années, cumule problèmes sociaux, dépendances et problèmes de santé, il n’y a pas photo. C’est pour cela que nous plaidons fortement pour une offre beaucoup plus diversifiée, adaptée à chaque population-cible. Or, le gouvernement semble vouloir par force ignorer cette population de migrants pauvres, comme par peur qu’une épidémie de pauvreté se propage des pays pauvres vers les pays riches. On a constaté un phénomène semblable en Irlande, qui a pendant longtemps accueilli tout le monde, mais avec la crise, les migrants européens furent les premiers à perdre leur emploi et à se retrouver littéralement à la rue...
Où sont passées ces personnes une fois les foyers fermés, le 16 avril ? Il fait encore très froid la nuit...
Ce qui est sûr, c’est qu’elles restent. Nous venons d’avoir une réunion de concertation avec la Police, qui nous a confirmé qu’elles dorment un peu partout : dans la rue, dans des camionnettes ou des voitures, sur des chantiers ou dans des maisons abandonnées... Regardez le nombre de gens qui font la manche en ce moment : ce ne sont pas uniquement des réseaux de Roms affrétés à partir de Mont Saint-Marin, mais on y retrouve beaucoup de nos clients de la Wanteraktioun...
Et la deuxième grande population des foyers d’hiver ?
Ce sont les Luxembourgeois et les résidents qui sont frappés par la crise. Nous constatons que des personnes qui sont licenciées suite à la crise économique peuvent se retrouver très rapidement à la rue, car elles risquent de perdre également leur logement. En plus, et les chiffres du Foyer Ulysse le prouvent, nous avons de moins en moins de clients différents, car ceux que nous considérons comme des « clients de longue durée » n’arrivent plus à partir, ne trouvent plus d’autre endroit pour les accueillir. Regardez ceux qui ont, en outre de leur sans-abrisme, un problème d’ordre psychique : les institutions psychiatriques n’ont pas vraiment de réponse non-plus. En principe, le Foyer Ulysse est un foyer d’urgence, qui devrait accueillir les nouveaux arrivants pendant quelques semaines, peut-être un mois, pour dresser un diagnostique et les orienter ensuite vers d’autres structures. Or, nous avons de plus de en plus de mal à leur trouver d’autres possibilités – alors ils restent ou nous reviennent sans cesse.
Et ceux que vous arrivez à réorienter, c’est vers où ?
C’est difficile aussi, car l’Agence immobilière sociale par exemple, dont la mission est justement d’offrir un logement encadré en un premier temps, ne peut pas subvenir à toute la demande existante, faute de moyens en personnel. Elle a d’ailleurs une offre immobilière qui dépasse largement ce qu’elle peut finalement utiliser, mais elle manque de personnels pour accompagner les gens. Nous-mêmes disposons d’ailleurs aussi d’un parc d’une cinquantaine de logements à travers le pays. Nous aimerions développer cette régionalisation, et pourquoi pas avec les Offices sociaux. Je plaide fortement pour des structures plus petites, plus intimes, qui encouragent l’autonomie...
Justement : vous êtes un grand défenseur du concept Housing first, développé depuis les années 1990 aux États-Unis et adapté depuis dans certaines villes et quelques pays d’Europe – en France, en Allemagne, en Finlande...
Oui, Housing first est une approche radicalement opposée à ce que nous faisons depuis des années ici, à savoir un avancement par petits pas (« stair case model » – approche en escalier), de la rue vers l’autonomie, en passant par un logement accompagné ou encadré. Housing first saute toutes ces étapes et prend les gens directement de la rue, souvent des sans-abris de longue durée, et leur offre un logement fixe, individuel et libre, avec une offre d’encadrement adaptée à leurs besoins pour juguler les différents problèmes un à un. D’ailleurs des clients qui ont fait l’expérience racontent à quel point cette nouvelle autonomie, combinée à la responsabilisation, leur a permis de se reconstruire : ayant un toit, ils peuvent se consacrer à d’autres défis, comme la recherche d’un emploi ou la lutte contre les dépendances et ils peuvent renouer de nouvelles relations sociales en toute liberté et sans contrôle. Les expériences prouvent par exemple que des alcooliques de longue durée ont même décroché après avoir été accueilli dans un projet de Housing first...
L’idée de base de Housing first, celle d’encadrer aussi longtemps que nécessaire les gens chez eux, dans leur propre logement – comme on le fait avec des personnes âgées qui ont besoin de soins par exemple –, est géniale et un moyen efficace pour lutter contre le sans-abrisme ! En travaillant de pair avec les responsables locaux, notamment les Offices sociaux, on devrait pouvoir arriver à réduire d’une façon substantielle le nombre de personnes à la rue. Car le sans-abrisme est un problème local, qui se passe au niveau des communes, mais au Luxembourg on se retrouve à le gérer presque exclusivement dans de grandes structures centrales, à Luxembourg-Ville et à Esch. Changer cela serait une petite révolution, un véritable changement de paradigme, qui à mes yeux doit être la philosophie principale de la Stratégie nationale.
Une Stratégie nationale contre le sans-abrisme et l’exclusion liée au logement que Marie-Josée Jacobs a présentée le 14 mars, et qui, autour de quatre objectifs, décline une quinzaine de mesures à mettre en œuvre d’ici 2020. Ces mesures vont de la construction d’infrastructures d’accueil, comme le grand projet d’un foyer de logements pour sans-abris de longue durée à Belval à une étude scientifique du phénomène du sans-abrisme au Luxembourg, en passant par une modification de la législation du Revenu minimum garanti par exemple...
À terme, cette stratégie devrait avoir comme but d’éviter que des personnes se retrouvent à la rue à la suite d’un événement malencontreux dans leur vie. Dans l’idéal, une réorganisation du réseau de structures d’aides et une augmentation de leurs moyens personnels et financiers devraient permettre de mieux répondre aux demandes d’aide en amont de l’urgence, d’une expulsion par exemple. D’ailleurs, je tiens à souligner que de petites structures décentralisées ne doivent pas forcément devenir plus chères au total, au contraire : de petites communautés avec une dizaine ou au maximum une quinzaine d’habitants devraient même réduire les frais, parce qu’il n’y a plus que les frais de logement et d’encadrement à assurer, et non pas l’entretien d’un grand immeuble coûteux.
Comment jugez-vous ce plan ? Est-il réaliste ? Faisable ?
Nous avons, comme une vingtaine d’autres acteurs, été fortement impliqués dans son élaboration, je peux même dire avoir été à l’origine d’un certain nombre d’idées qui y furent reprises. Les actions proposées doivent certes encore être fignolées avant de pouvoir être mises en musique, mais disons qu’elles ont le mérite d’être lancées. Quand je pense au projet de Belval par exemple : c’est très bien d’offrir une structure pour les sans-abris de longue durée, qui ont aussi des problèmes de dépendances chroniques – cela nous permettra de récupérer ces places au Foyer Ulysse pour les nouveaux arrivants. Mais après, tout dépendra de la structure, qui ne doit pas être trop grande – on parle de 30 à 60 places, ce qui serait déjà beaucoup – et de l’encadrement. Le plus grand danger serait d’en faire un fourre-tout où plusieurs problématiques seraient mélangées. Pour un jeune qui a claqué la porte de chez ses parents, atterrir dans un même dortoir avec des personnes désespérées, alcooliques ou toxicomanes, comme c’est, par la force des choses, parfois le cas au Foyer Ulysse, c’est une catastrophe !
D’où aussi l’idée d’un « wet shelter », un endroit où l’on puisse consommer de l’alcool tout en étant abrité ?
Là encore, c’est moi qui ai lancé l’idée, en m’inspirant de ce que certains collègues font à l’étranger – même si « wet shelter » n’est peut-être pas le bon terme ici parce que je ne visais pas une structure du genre foyer de nuit. En fait, nous discutons actuellement avec la Ville de Luxembourg de la possibilité de lancer une maison d’accueil de jour pour sans-abris qui soit un peu la même chose que la Téistuff – mais où l’on puisse consommer de l’alcool qu’on doit apporter soi-même. Parce que nous constatons tout simplement que certains de nos clients boivent dans la rue parce qu’ils n’ont pas le droit de le faire à l’intérieur, par exemple dans notre Téistuff ou chez la Stëmm vun der Strooss. L’essentiel pour nous est que par là, on arriverait à séparer les différentes populations-cibles durant la journée, c’est-à-dire ceux qui viennent d’arriver chez nous et ont une chance de s’en sortir assez vite avec le coup de pouce nécessaire, de ceux qui sont déjà beaucoup plus loin dans leur histoire et affichent une multitude de problématiques diverses. Nous pourrions ainsi protéger le jeune cité plus haut de la mauvaise influence des sans-abris plus âgés et plus désillusionnés, au moins en journée.
La population des sans-abris est actuellement une sorte de communauté fourre-tout, un terme par lequel on désigne des destins extrêmement divers, qui vont de la jeune famille en passant par la femme monoparentale, le jeune en fugue, ou l’universitaire qui vient de perdre son emploi – nous en avons eu au foyer, nous y avons même déjà accueilli un ancien directeur de banque licencié –, au sans abri de longue durée... Il est temps d’y répondre de manière tout aussi différenciée, et je suis persuadée que la désinstitutionalisation et le Housing first constituent la bonne réponse et mènent vers une reconquête de l’autonomie.