Que tout art ait été contemporain, c’est ce que veut nous faire croire l’inscription en néon bleu de Maurizio Nannucci sur la façade vitrée, sur l’aquarium du Casino. Au mieux une lapalissade. Et l’on ne considère alors que son insertion dans un déroulement chronologique, tout au plus un besoin d’accoutumance. Alors que dans la deuxième moitié du XXe siècle, à l’une ou l’autre décennie près, à moins de remonter à Marcel Duchamp, il s’est produit un changement autrement radical, une rupture, rien de moins, on n’est plus resté face aux mêmes paradigmes. Dans ce sens, obligation de s’interroger tout différemment sur l’art contemporain ; et toute discussion à son sujet ne prendra de sens que si l’on s’est mis d’abord d’accord sur sa définition.
Conséquence première, jamais le discours sur l’art n’a eu pareille importance. Et dans la foulée, lui aussi a changé de nature. Dans son récent livre, Das Universum der Dinge (Zsolnay), recueil de textes d’une belle sagacité, le philosophe viennois Konrad Paul Liessmann distingue divers types de discours, dont les trois premiers, impressionniste (empfindsam), critique proprement dit (urteilend), interprétatif (deutend), restent liés au passé, reprennent une attitude où l’œuvre d’art se trouve présupposée, acquise d’avance. Un quatrième discours a pris la relève, plutôt a investi ; le champ esthétique : il est fondateur de l’art par lui-même (konstituierend), « das konstituierende Sprechen stellt deshalb auch den interessantesten Fall eines ästhetischen Diskurses dar, weil durch dieses Sprechen das ästhetische Objekt als von der Wirklichkeit getrennte, eigengesetzliche Seinsform überhaupt erst erzeugt wird ».
1 Voilà pour le contexte. Dirais-je que les conditions : art et discours sur l’art nouveaux, étaient de la sorte données pour l’initiative et l’entreprise qu’il est question ici de saluer et de décrire. C’est en 1999, à New York, que Caroline Schneider (ne taisons pas ses antécédents favorables : d’origine luxembourgeoise, elle est la fille de la galeriste de Beaumontpublic Martine Schneider-Speller et de son mari Pierre Schneider, ndlr.), à l’époque auprès d’une consultante d’art réputée, Thea Westreich, décide de fonder, ensemble avec Nicolaus Schafhausen, aujourd’hui directeur à Rotterdam du centre d’art contemporain Witte de With, une maison d’édition, vouée justement, à côté des artistes émergents de l’époque, à la critique et à la théorie. Elle aura pour nom Lukas [&] Sternberg ; transition en 2006, et changement de nom : Sternberg Press regroupera désormais l’ensemble du programme, et opérera à partir de Berlin.
À ce jour, quelque 170 livres sont sortis des imprimeries, de formats variés, et à en parcourir la liste, l’éventail est quand même large, des sujets aussi bien que des auteurs. Pas de comité de lecture, pour une plus grande flexibilité, pour plus de rapidité aussi dans la réponse aux demandes de projets (une quinzaine par mois), argumente Caroline Schneider. « Les choix s’effectuent selon plusieurs critères, dont en premier la qualité de l’écriture (ajoutons que Sternberg Press publie quasi exclusivement en langue anglaise), mais aussi la notoriété de l’artiste ou de l’auteur, l’actualité d’un sujet, le budget du livre, etc… »
2 Il existe cette philosophie éditoriale, résumons-la par la proximité la plus étroite au monde de l’art dans son expression d’aujourd’hui. Il est un autre soin frappant : dans la fabrication même des livres. Et pour preuve, les couvertures des collections de poche. Pour Lukas [&] Sternberg, on a ces beaux faux-textes, rien que leur disposition graphique d’une brillante élégance ; pour l’autre collection, e-flux journal, sous la tutelle de Sternberg Press, trois traits coupent la page de bas en haut, de haut en bas, se prolongent au dos, le dessin est de l’artiste Liam Gillick (chargé en 2009 de la participation allemande à la biennale de Venise). Plus de variété dans le design des autres formats, cela a bonne allure toujours.
Retour au contenu, notamment de deux parutions récentes, avec l’interrogation en particulier sur l’art contemporain. Des essais repris de conférences faites à Shanghai en septembre 2009, rien à ajouter au titre : What Is Contemporary Art ?, des textes de Boris Groys, réunis sous le titre : Going Public, et la question posée d’emblée en donne le ton : « If all things in the world can be considered as sources of aesthetic experience, then art no longer holds a privileged position ».
3 Un nom vient d’être mentionné, il compte parmi ceux qui recueillent le plus d’attention dans le monde de l’art. Tant d’autres figurent de même dans le catalogue de Sternberg Press : en vrac, et sans prétention vaine à l’exhaustivité, peut-être quelques-uns que le lecteur peut situer plus facilement, Daniel Birnbaum, Nicolas Bourriaud, Maria Lind, Peter Friedl, Jörg Heiser, Hans Ulrich Obrist… À une impressionnante liste d’auteurs individuels, il faut ajouter un autre volet qui semble appelé à prendre de plus en plus d’envergure : la collaboration avec telles institutions, du CPAC de Bordeaux au Moderna Museet de Stockholm, pour ratisser large géographiquement, et l’on y inclura alors le Kunsthaus Graz.
Et cet été, dans les Giardini, où l’on entrera le cœur triste dans le pavillon allemand, Sternberg Press assurera le catalogue pour l’exposition Christoph Schlingensief.
4 Création, réception, rien de ce qui tient de l’art contemporain n’est étranger à la maison d’édition. Une dizaine d’années après ses courageux débuts, la voici parfaitement établie. Et Caroline Schneider reconnue : l’Art Review l’a mise récemment dans son palmarès The Power 100, à la 85e place : « Sternberg’s particular niche in recent years has come to be an important home for well-chosen artist book projects, long-form essays and creative, readable writing that one can’t imagine being published elsewhere ». Paroles louangeuses qui ne doivent rien au hasard, juste reconnaissance à celle qui a osé entreprendre, fruit d’un travail assidu mené avec compétence.