Pour sa 24e édition, le festival Rainy Days, organisé par la Philharmonie du Luxembourg a choisi comme thématique les « extrêmes ». Plus précisément, cette édition a exploré les frontières de la musique contemporaine en mettant en scène des œuvres qui repoussent les limites, offrent une autre approche de l’audible, du visible et des idées de ce que peut être cette musique. Cela dans une joie évidente de se réunir et de partager des concerts, des performances, des installations uniques dans tout l’espace de la Philharmonie, mais aussi au Conservatoire, au Théâtre des Capucins et aux Rotondes.
Curaté pour la deuxième fois par la compositrice luxembourgeoise Catherine Kontz, le festival a créé des juxtapositions : des classiques modernes comme John Cage ou Morton Feldman mêlés à des créations récentes, sur toile de fond ce que nous considérons aujourd’hui comme extrême. Parmi les performances, on s’est vu offrir des contrastes saisissants : un orchestre symphonique au complet d’un côté, et un concert pour piano sans pianiste, imaginé par Liam Dougherty, de l’autre. D’autres propositions ont mis en scène des ensembles de 17 guitares électriques ou des solos minimalistes, reflétant une large diversité esthétique. Par exemple, Christian Marclay, artiste visuel a présenté une œuvre musicale inédite, intitulée Constellation avec l’orchestre ONCEIM* ; un moment époustouflant.
L’événement dans sa totalité s’adresse aussi bien aux passionnés de musique expérimentale qu’aux curieux qui souhaitent découvrir seuls ou avec leur progéniture des œuvres innovantes dans un cadre bienveillant, à l’instar de l’enthousiasme de Catherine Kontz elle-même. Avec des ateliers pour enfants et des formats immersifs, le festival est parvenu une fois de plus à démocratiser la musique contemporaine tout en confrontant les spectateurs à des expériences inédites.
Pour rappel, Catherine Kontz est une compositrice, d’origine luxembourgeoise. Elle réside à Londres où travaille également. Kontz est largement reconnue pour son approche innovante de la musique contemporaine. Elle intègre des formes non linéaires, des éléments visuels ou spatiaux, son travail est fortement marqué par une théâtralité musicale, notamment par le théâtre Nō qu’elle étudie depuis plusieurs années. La musicienne-directrice artistique est née en 1976, elle a étudié au Conservatoire de Luxembourg avant de poursuivre une carrière internationale, explorant des domaines très différents : l’opéra contemporain, les installations sonores, des œuvres orchestrales et, depuis deux ans, la direction artistique de ce festival de plus en plus renommé dans sa catégorie, celle des musiques nouvelles.
Pour le festival, Catherine Kontz met en lumière la diversité de la musique contemporaine, celle qu’elle-même aime infiniment, soulignant les thèmes profonds et complexes de l’extrême, comme ce fut déjà le cas avec « la mémoire » en 2023. Ses œuvres à elle, souvent expérimentales, remettent en question les formes musicales traditionnelles pour offrir une perspective audacieuse sur la création musicale actuelle. Ainsi, cette année elle a notamment proposé une pièce d’une durée de douze heures, 12Hours, une création pour voix et électronique avec des improvisations de Rosie Middleton, une œuvre qui maintient la tension dans une autre temporalité.
Pour mieux comprendre la musique nouvelle que Catherine Kontz propose au public luxembourgeois, il faut poser les jalons du sujet. Cette année-ci, il était donc question des « extrêmes ». Le sujet est d’ailleurs savamment analysé dans le livre qui accompagne le festival. Ce livre propose le programme, des textes analytiques d’experts cadencés par les belles photographies de Véronique Kolber. Un livre à lire et à conserver donc.
Mais parlons musique. La musique, en tant qu’expression artistique, a toujours été un terrain propice à l’exploration des extrêmes. De la puissance démesurée d’une symphonie de Mahler aux expérimentations radicales de Cage, en passant par la fureur du punk ou la brutalité du metal, l’extrême en musique interroge les limites du son, de la forme et de l’expérience humaine. Il se manifeste par une recherche d’intensité, de transgression ou encore d’un dépassement des conventions esthétiques et émotionnelles.
L’extrême en musique est souvent associé à l’intensité, qu’elle soit sonore, émotionnelle ou structurelle. Dans la musique classique, des compositeurs comme Ludwig van Beethoven ou Gustav Mahler ont exploré les frontières de l’expression orchestrale. Les symphonies de Mahler, pour les prendre comme exemple, oscillent entre des moments d’une extrême délicatesse et des passages où l’orchestre dans son ensemble explose dans une déferlante sonore.
Dans un registre différent, les musiques amplifiées, comme le rock ou le metal, exploitent l’extrême par la puissance sonore et l’agressivité. Le genre du black metal, par exemple, se caractérise par des rythmes frénétiques, des harmonies dissonantes et une esthétique sombre. Il repousse les limites de l’endurance auditive tout en proposant une immersion totale dans un univers radical.
L’extrême en musique est en effet synonyme de radicalité et de transgression. Il s’agit de briser les règles établies pour explorer de nouvelles formes d’expression. Arnold Schoenberg et sa musique dodécaphonique, a abandonné les harmonies traditionnelles pour ouvrir la voie à l’atonalité. Ce geste, perçu comme extrême à son époque, a bouleversé les fondements de la musique occidentale et inspiré des générations de compositeurs.
Dans un registre expérimental, John Cage a redéfini l’idée même de musique avec des œuvres comme 4’33”, où l’absence de sons produits par l’interprète met en avant les bruits ambiants. Ce concept extrême remet en question la définition de la musique et invite à repenser notre rapport au silence et à l’écoute.
L’extrême musical ne concerne pas seulement la création, mais aussi la réception. Certaines œuvres sollicitent l’auditeur de manière intense, parfois jusqu’à l’inconfort. Les performances noise, par exemple, utilisent des fréquences élevées ou des sons chaotiques pour provoquer une réaction physique ou émotionnelle. Ces expériences visent à déstabiliser, mais aussi à élargir notre perception du sonore.
De même, dans les musiques électroniques, des genres comme le gabber ou la techno hardcore utilisent des tempos extrêmement rapides et des basses intenses pour créer des expériences corporelles profondes, presque cathartiques. Plusieurs moments justement cathartiques ont été ainsi offerts au public, lors de cette édition. Je pense à Ryoji Ikeda, un musicien-vidéaste japonais, figure phare de l’art contemporain, qui a proposé en clôture du festival son effréné live set ultrasonics, à la limite du supportable (en tant que performance live d’un trait). L’extrême devient souvent dans l’art contemporain et donc aussi dans la musique, une quête de dépassement physique et psychologique.
Explorer l’extrême en musique pose des questions fondamentales sur la nature de l’art et de ses limites. Où s’arrête la musique ? Une œuvre doit-elle être agréable ? Doit-on pouvoir y accéder et tout comprendre ? Est-ce possible de l’apprécier sans la saisir complètement ? Ces interrogations reflètent une tension évidente entre la tradition et l’innovation. L’extrême, en repoussant les frontières, renouvelle sans cesse le langage musical, mais il suscite forcément aussi des résistances.
Par son grand enthousiasme et ses connaissances des compositeurs et compositrices ou des interprètes reconnus, mais aussi son savoir et sa compréhension de la musique, Catherine Kontz parvient d’inscrire celle-ci dans la contemporanéité et le futur.
Car l’extrême joue un rôle essentiel dans l’évolution de l’art, ici de la musique. C’est dans les marges, là où les conventions sont rejetées, que se dessinent les formes nouvelles. Qu’il s’agisse d’un son primal, d’une saturation sonore, d’un silence absolu ou du son de frottements, l’extrême invite les artistes et les auditeurs à aller au-delà du connu pour découvrir des dimensions inédites de l’expérience musicale.
Ainsi tous les projets se sont révélés extrêmes, c’est-à-dire différents de la consommation habituelle de la musique plus bourgeoise. Le théâtre et la musique Nô ont ouvert le festival avec, pour la première fois dans une version française, la tragédie de Médée de Sénéque – une création de la compagnie Sangaku en collaboration avec le Théâtre Nohgaku et l’école des Deux Spirales, un spectacle annoncé comme extraordinaire. Dans les faits ce ne fut en aucun cas un exotisme ou une quelconque appropriation culturelle, mais un plongeon dans le mystère de cet art japonais. Les artistes qui ont présenté cette Médée autour de la musique, créée par Richard Emmert, étudient ou vivent dans cette culture du Nô. À titre informatif, le théâtre Nô est une forme d’art scénique traditionnelle japonaise née au XIVe siècle. Mêlant musique, danse, poésie et performance, il met en scène des récits empreints de spiritualité et de symbolisme. Les acteurs incarnent des personnages mythiques ou historiques dans un style minimaliste et stylisé. Dans le Nô, il s’agit plus d’un rituel que d’un spectacle. Les artistes-musiciens le préparent en se concertant au préalable, ils connaissent parfaitement les partitions des uns et des autres et ne répètent pas. C’est en ce sens un spectacle inédit et complètement éphémère.
De nombreux Luxembourgeois participent chaque année au festival, les musiciens de United Instruments of Lucilin bien sûr, notamment avec les Musiques d’ameublement et Mondrianophonie de Johny Fritz. Cette figure importante de la composition au Luxembourg a d’ailleurs été mise en avant avec différentes compositions récentes et moins récentes. Un superbe moment de plaisir pendant lequel le compositeur dans le public a tout simplement rayonné. Il y a eu aussi l’Insect Hotel (extraits) de Claude Lenners et l’intervention de la pianiste, Cathy Krier. Puis une mise en lumière particulière du Luxembourgeois par adoption, Victor Feigenstein, décédé en 2022, pianiste, professeur de musique et compositeur. Son œuvre inachevée The Workers’ Daily Ballet adaptée par Catherine Kontz elle-même a été jouée par Kammerata Luxembourg accompagnée de deux danseurs, Luiza Brad Batista et Maher Abdul Monty, ceci en ouverture du film Man with a movie camera de Dziga Vertov daté de 1929, accompagné de sa création musicale originelle restaurée.
Ce festival offre en somme une mine de découvertes. Les unes auxquelles on résiste un peu comme ultrasonics de Ikeda, dans cette forme performative, dont on comprend cependant l’importance. Les autres auxquelles on assiste comme à des révélations, je pense là particulièrement à Constellation de Christian Marclay ou Together We Feel and Alone We Experience de Genevieve Murphy, deux compositions interprétées par l’ONCEIM. Je pense aussi à Radigue’s Occam XXV interprété par Frédéric Blondy, également organiste et collaborateur de la célèbre compositrice, Éliane Radigue. Je pense encore à Portrait Johny Fritz, superbe traversée musicale d’un compositeur remarquable, notamment avec la Sinfonia in percussions Nr 2 pour quatre perscussionnistes.
La prochaine édition des Rainy Days aura lieu à l’automne 2025, la direction artistique toujours entre les mains de Catherine Kontz et avec le thème des « Corps ». Vraiment hâte d’y être accompagnée d’amis, de connaissances et surtout d’un jeune public de lycéens.