Musées

Des films pour rappeler la tragédie

d'Lëtzebuerger Land du 17.01.2020

Le Mudam projetait mercredi dernier, dans le cadre de la rétrospective David Wojnarowicz intitulée History Keeps Me Awake at Night deux films : Blue (1993) de Derek Jarman et Red Red Red (2011) de David Oscar Harvey. Ces deux films s’inscrivaient dans le cadre d’une proposition du curateur Julien Ribeiro, fondateur du Lavoir Public, espace de création dédié aux écritures en mutation à Lyon qu’il a dirigé jusqu’en 2016 et qui travaille sur les impacts de la politique sur nos vies et processus de création. La place des minorités tient un rôle central dans ses recherches. Les films Blue et Red Red Red s’intéressent tout particulièrement à la place de ces minorités lors de la crise du VIH/Sida dans les années 90. Donnant à lire la « représentation du VIH » à intégrer comme « fait social total » pour Julien Ribeiro, ces films mettent en lumière la manière dont l’épidémie impacte encore considérablement nos vies, des années plus tard. Alors que l’historicisation et la patrimonialisation du VIH/Sida débute seulement, une grande exposition doit voir le jour à ce sujet au Mucem de Marseille au Comité de suivi de laquelle est attaché Ribeiro, ces films rappellent la tragédie. Une tragédie dont on aurait bien tort de penser qu’elle s’est achevée d’une part, qu’elle ne concerne que les minorités sexuelles d’autre part, insiste Julien Ribeiro.

« Film-testament » Blue (1993), douzième et dernier long métrage du réalisateur Derek Jarman, peut s’assimiler à un « film-testament ». À l’instar de Wojnarowicz, Jarman est décédé des suites de complications liées au Sida. Le film est sorti quatre mois avant sa mort et semble engrammer sur sa pellicule toute cette part de polychromie refoulée. Des voix s’agitent sur la toile. Des voix venues de la maladie. Celle du réalisateur notamment, qui discute avec ses collaborateurs de longue date et décrit sa vie et sa vision. Il était, en raison de la maladie, partiellement aveugle au moment de la sortie du film. Le regard qu’il pouvait porter sur ce qui l’entourait se réduisait à ces nuances de bleu. La toile du film, celle où s’agitent les voix, reste imperturbablement bleue durant la projection. Il en ressort une aura singulière de ce film et l’impression que la machine à laver qu’on entend à un moment s’emballer est à l’image de l’électroencéphalogramme bondissant, à l’image de ces souvenirs ramassés essorés que Jarman évoque, à l’image de la condensation d’une mort rôdant, non convoquée. Quand le deuxième film, court-métrage, Red Red Red (2011) se fait davantage accusatoire, Ribeiro sollicite la notion du théoricien du postcolonialisme Achille Mbembe, le « nécropolitique » pour expliquer l’emprise du pouvoir sur la vie et la mort.

« Nécropolitique » Film personnel et politique sur une loi votée par l’État de l’Iowa restreignant sévèrement les libertés sociales des personnes atteintes du Sida, Red Red Red envahit le regard du spectateur de vagues de rouge. Se superposant les unes aux autres, elles laissent bientôt place à une chambre d’hôpital. De la fenêtre, on aperçoit une forêt. Ce premier plan calme, intimité dévolue à la maladie, s’inscrit délibérément en contrepoint de la fureur du film : les images des manifestations des acteurs associatifs de la lutte contre le Sida aux États-Unis s’entrechoquent, la Maison Blanche se voit aspergée de rouge, indifférente et passive durant la crise du VIH/Sida. Asperger recueille toute une symbolique : sexualité et morale s’entrecroisent. Les visages d’amis du malade inondent l’écran, une réponse à l’invisibilisation. Red Red Red montre l’implication du pouvoir dans les stratégies de vie, ce que Michel Foucault appelait « biopolitique », mais également dans les stratégies de mort, le « nécropolitique » développé par Mbembe.

Pour poursuivre l’exposition, le 19 janvier prochain, l’historienne de l’art Élisabeth Lebovici, auteure de Ce que le Sida m’a fait sera en discussion au Mudam (à 15 heures) avec Christophe Gallois, curateur au Mudam. Le finissage de l’exposition le 9 février présentera Regards Croisés (à 15 heures), visite-conférence avec Tom Hecker, président de Rosa Lëtzebuerg asbl et un workshop grand public avec le street artiste Sascha Di Giambattista (de 10 à 18 heures).

Exposition David Wojnarowicz, History Keeps Me Awake at Night, jusqu’au 9 février au Mudam; www.mudam.lu.

Florence Lhote
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