L’histoire est pour le moins symptomatique, et dans ses prolongements elle peut servir d’exemple. Somme toute, l’exposition Présumés innocents, tout un programme dans le titre, présentée en 2000 à Bordeaux, au CAPC, s’était bien passée ; elle traitait de l’art contemporain et de l’enfance, et parmi les visiteurs il y avait eu de nombreux jeunes, accompagnés souvent de leurs parents ou éducateurs. Et les organisateurs s’étaient montrés prévoyants : telles salles, telles œuvres, par voie d’affichage, étaient déconseillées aux mineurs et protégées par un gardien. Ce qu’il faut aujourd’hui pour espérer éviter tout contretemps.
Rien n’y fit. L’exposition une fois terminée, une association pour la protection de l’enfance ou de la jeunesse, des chères têtes blondes, s’ingénia à porter plaine, et voilà un beau jour de juin 2009, près de dix ans après, mais c’est la date de l’ordonnance du juge d’instruction, Marie-Laure Bernadac, Stéphanie Moisdon-Tremblay et Henry-Claude Cousseau, depuis longtemps appelés à d’autres fonctions, en passe d’être poursuivis pour « diffusion de l’image d’un mineur présentant un caractère pornographique », pour « diffusion de messages violents, pornographiques ou contraires à la dignité humaine susceptibles d’être vus par un mineur ».
Pas de procès, toutefois, car la cour d’appel de Bordeaux a estimé qu’il n’y avait pas matière, même le procureur avait requis le non-lieu. Ce qui n’a pas empêché l’association de continuer son combat, appel, ou pourvoi en cassation, on attend qu’elle aille à Strasbourg, à la cour des droits de l’homme.
Chat échaudé craint l’eau froide. Est-ce par peur de nouvelles poursuites ? Ou comment expliquer que quelqu’un passe si vite de l’autre côté de la barricade, se fasse à son tout censeur ? Henry-Claude Cousseau, maintenant directeur de l’École des beaux-arts, à Paris, a fait enlever, début février, quatre bannières de l’artiste chinoise Ko Siu Lan, qui détournaient le slogan du candidat Sarkozy : « Travailler plus pour gagner plus », à l’élection présidentielle de 2007. Et, pour atteindre au comble, c’est le pouvoir, en l’occurrence Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture, qui a demandé ou exigé que l’œuvre soit remise sur la façade quai Malaquais.
1 À proprement parler, l’affaire de Bordeaux ne tombe pas sous la rubrique de la censure. L’exposition a eu lieu, est allée à son terme. Dans un État de droit, Rechtsstaat, tout un chacun est libre de porter plainte, il appartient à la justice d’en apprécier le bien-fondé, et il est regrettable que les garde-fous, plus d’une fois, fassent faute. Que la justice ne soit jamais à l’aise quand elle se frotte à l’art, la chose est connue, inévitable, tellement les jugements divergent, ils ne sont pas du même ordre. Pas besoin de remonter le cours de l’histoire, de citer tels cas récents que tout le monde a en tête.
Encore une chance que dans ces procès-là, il n’y ait plus au bout le bûcher. Et il est d’autres erreurs judiciaires qui portent davantage à conséquence, d’autres comportements hasardeux de juge d’instruction qui ont abouti à mort d’homme. Dans l’affaire de Bordeaux, c’est de loufoquerie qu’il s’agit, quand une commission rogatoire est mise en marche pour retrouver, outre-Atlantique, Robert Mapplethorpe, mort il y a vingt ans ; pour aller interroger Elke Krystufek à Vienne sur une œuvre (in situ) qui n’existe plus. Il a donc fallu la cour d’appel pour arrêter les aventureux agissements d’un juge d’instruction qui ont coûté très cher aux contribuables français.
2 La censure, elle, interdit ; un pouvoir, quel qu’il soit, politique, religieux (le pire, quand ils vont ensemble), économique, suivant son bon vouloir, on appelle cela aussi principes, règles, normes, limite la liberté d’expression, et en amont la liberté de création. Et il peut s’y prendre de façon brutale, de façon plus ou moins douce, indirecte, sous forme de pression.
Une censure exercée par les autorités civiles peut être combattue, elle repose sur une législation. Et le paradoxe veut aujourd’hui qu’un gouvernement de droite, plus vulnérable, du moins dans nos régions hésite d’autant plus à franchir le pas. Au contraire, on a vu Frédéric Mitterrand intervenir pour éviter justement tout soupçon de censure politique. Pour le domaine moral (ou religieux), il se trouvera toujours des esprits zélés pour engager des poursuites.
Dans une époque où sur tous les terrains, y compris celui de la culture, il y a un plus ou moins grand désengagement de l’État, et des deniers publics, d’où recours aux sponsors, aux mécènes, le risque est patent d’une censure non officielle. Il suffit alors d’un seul homme, peu avisé en matière d’art, esprit obtus, pour interdire une exposition la veille de son vernissage ; il est vrai qu’elle devait avoir lieu dans un espace qu’on peut qualifier de semi-public. Et les conditions font que face à cet arbitraire-là, on est impuissant, pas le moindre recours.
3 La mésaventure de Ko Siu Lan à l’École des beaux-arts, de son côté, a un double aspect. Du point de vue de l’artiste, la censure est manifeste ; du point de vue du directeur, même s’il n’a pas été directement l’organisateur ou le commissaire de l’exposition, c’est d’autocensure qu’il est loisible de parler. Censure préventive, non pas sur ses propres œuvres, mais on dira sur l’image de son établissement.
La crainte est mauvaise conseillère, surtout dans l’art. La peur des représailles ; la peur de ne plus bénéficier de tels avantages. L’argent, indispensable, est-il encore assuré, a pu craindre Henry-Claude Cousseau au moment où s’engageaient par ailleurs les discussions du budget de son établissement. A fortiori, pour l’argent privé, c’est sûr qu’il ira de préférence à des manifestations de prestige, sans aucun danger de trouble ; un art lisse aura plus de chance de remplir la sébile, foin des aspérités de tout poil.
Les caricatures sont légion des énormes ciseaux d’Anastasie. Une femme pour les manier, à se désoler. Alors que les gardiens des bonnes mœurs et de ce qu’on appelle aujourd’hui la correction politique, étaient (et restent) la plupart du temps de l’autre genre ; tout en portant des robes il est vrai. Du moins, leurs ciseaux à eux, on les voit de loin, on les entend claquer. C’est plus sournois, ils se font plus petits, n’en sont pas moins tranchants, quand ils se glissent dans les têtes.