Ce que l’on peut attendre de l’intelligence artificielle générative dans un contexte de pénurie de main d’œuvre

Géographie de l’IA

L’intelligence artificielle pourrait pallier les départs  à la retraite
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 06.12.2024

Depuis l’apparition de ChatGPT il y a tout juste deux ans, l’Intelligence artificielle (IA) sature le paysage médiatique, affole les marchés financiers par la masse des capitaux nécessaires à sa mise en œuvre et mobilise l’attention du personnel politique en raison des craintes pour l’emploi. Le rapport de l’OCDE « Création d’emplois et développement économique local : la géographie de l’IA générative », paru le 28 novembre, apporte un éclairage nouveau sur la question, en se focalisant sur l’impact géographique de l’IA au sein même des pays membres. Le Parlement européen définit l’IA comme « la possibilité pour une machine de reproduire des comportements liés aux humains, tels que le raisonnement, la planification et la créativité » et indique que « par ailleurs, l’IA permet à des systèmes techniques de percevoir leur environnement, gérer ces perceptions, résoudre des problèmes et entreprendre des actions pour atteindre un but précis. ». Pour le moment, l’introduction progressive de l’IA n’a eu aucun effet quantitatif sur l’emploi dans les pays membres de l’OCDE, où le taux de chômage n’était en moyenne que de 4,9 pour cent à l’été 2024, onze pays sur 38 affichant même un taux inférieur à quatre pour cent.

Le rapport de l’OCDE publié fin novembre nous apprend qu’après une décennie de croissance, le taux d’emploi était en 2023 supérieur à 70 pour cent dans 212 des 360 « grandes régions » des pays membres (le Luxembourg en constitue une à part entière) grâce notamment à une progression quasi-générale de la part de femmes dans la population active. La principale préoccupation aujourd’hui, dans la majeure partie des pays de l’OCDE, est celle des pénuries de main-d’œuvre, aussi bien quantitativement qu’en termes de compétences.

Pour des raisons autant économiques que démographiques, les marchés du travail sont devenus extrêmement tendus dans certains pays, avec une forte augmentation des postes vacants par rapport à la période pré-COVID (de moitié en Allemagne, de 80 pour cent aux États Unis). En France, où six pour cent des employeurs ont même abandonné leur recrutement, les trois-quarts d’entre eux l’ont fait faute d’un nombre de candidats suffisant (moins de cinq) pour faire un choix éclairé. Tous pays et régions confondus, les pénuries de main-d’œuvre dans les technologies de l’information et de la communication (TIC) sont plus importantes que pour les autres emplois, avec des tensions sur le marché du travail en moyenne deux fois plus importantes. En Europe, c’est dans les « emplois verts » que les pénuries de candidatures sont les plus criantes, étant en moyenne quarante pour cent plus élevées que dans les autres emplois.

Dans un tel contexte, quels peuvent être les apports, mais également les risques engendrés par le développement de l’intelligence artificielle générative (IAG), capable de produire du texte, des images ou des vidéos en réponse à des requêtes des utilisateurs ? Les craintes pour l’emploi sont liées au nombre de postes potentiellement touchés par l’IAG. Dans l’OCDE le pourcentage de salariés exposés s’élève à 26 pour cent, ce qui signifie qu’au minimum vingt pour cent de leurs tâches professionnelles pourraient être accomplies moitié plus rapidement, au moins, avec l’aide de l’IA générative. La proportion est supérieure dans les économies les plus avancées, avec des valeurs comprises entre 30 et 35 pour cent en Europe de l’Ouest (France, Royaume-Uni, Allemagne ou Danemark) et aux États-Unis.

L’exposition à l’IA continuera de croître, à mesure que de nouveaux logiciels seront développés ou intégrés aux technologies d’IA générative. Davantage de travailleurs seront touchés : la part de ceux qui pourraient être « fortement exposés » (la moitié de leurs tâches pourraient être accomplies moitié plus vite, au minimum) serait en moyenne de quarante pour cent, avec des pics à plus de 70 pour cent dans certaines régions de l’OCDE. Mais les salariés touchés par les risques de substitution ne sont pas les mêmes que lors des révolutions technologiques précédentes. Dans le passé ce sont surtout les salariés peu qualifiés et les hommes, occupés dans les industries manufacturières, qui étaient affectés par l’automatisation des tâches. L’IAG, qui excelle dans l’exécution de tâches plus complexes et non répétitives, menace désormais les travailleurs très qualifiés et les femmes.

Sur le plan géographique, cela signifie que des régions considérées auparavant comme relativement peu menacées par l’automatisation figurent aujourd’hui parmi les plus exposées à l’IAG, peut-on lire dans le rapport. Il s’agit davantage de régions « métropolitaines », c’est-à-dire, les principales agglomérations d’un pays, qui concentrent des activités de services telles que l’éducation, la santé, les TIC ou la finance. En moyenne, 32 pour cent des personnes travaillant dans des zones urbaines sont exposées à l’AIG, contre 21 pour cent ailleurs, un écart de onze points qui, en Europe, peut dépasser les 17 points en Grèce ou en Roumanie par exemple.

Les différences régionales mises en évidence par l’OCDE sont flagrantes si on raisonne au niveau de la totalité des pays membres avec une fourchette allant de treize pour cent dans le Cauca (Colombie) à 48 pour cent à Londres, Stockholm, Zürich ou Prague. Au sein même des pays les plus développés les écarts vont quasiment d’un à deux entre les régions les moins affectées par l’IAG et les plus exposées. Mais il s’agit là d’une menace potentielle. Dans la « vie réelle » on peut observer que les régions et les métiers concernés sont aussi ceux qui connaissent actuellement d’importantes pénuries de main-d’œuvre. Le rapport note en effet que ces dernières sont particulièrement graves dans les régions axées sur les services marchands ou les industries à forte croissance, en particulier dans les zones urbaines densément peuplées, comme la Lombardie (Italie) et le Land de Hambourg (Allemagne). Les pénuries régionales ont considérablement augmenté depuis 2019 et touchent de plus en plus des régions où les pénuries de main-d’œuvre étaient auparavant faibles.

Dans de nombreux pays développés, le vieillissement de la population risque de les exacerber. Les régions où cette évolution démographique est la plus marquée souffriront davantage. Plus de quatre grandes régions de l’OCDE sur dix ont connu une diminution de la population en âge de travailler au cours de la dernière décennie. Dans ces conditions, l’adoption rapide de l’IAG ne doit plus être vue comme un problème mais comme une opportunité. Selon le Secrétaire général de l’OCDE, l’Australien Mathias Cormann, « elle apporterait des solutions aux pénuries de main-d’œuvre ». Mais dans le même temps elle introduirait une nouvelle forme de « fracture régionale » allant au-delà de l’élargissement d’un fossé numérique.

D’ici à quelques années, sans que l’on puisse fixer un horizon précis, les régions métropolitaines ne connaîtraient ainsi plus de pénuries de main-d’œuvre, ce qui les rendrait encore plus dynamiques car l’IAG aura un effet favorable sur la productivité. Une situation qui creuserait davantage les écarts entre les « métropolitains » et les habitants des zones suburbaines et rurales, alors que les différences sont déjà considérables : la productivité du travail dans les vingt pour cent de régions les plus performantes d’un pays est en moyenne moitié plus élevée que celle enregistrée dans les vingt pour cent les moins dynamiques. Déjà en 2014, le géographe Christophe Guilluy analysait, dans le pays voisin, les aspects sociologiques et électoraux de ce décrochage en forgeant le concept de « France périphérique », qui pourrait convenir à bien d’autres pays.

Innovation au Luxembourg

Le Grand-Duché a fait figure de pionnier en matière d’IA puisque, dès le 24 mai 2019, Xavier Bettel et Etienne Schneider ont présenté la vision stratégique à l’égard de l’IA au Luxembourg, afin d’en faire « une des sociétés numériques les plus avancées en Europe et dans le monde, créer une économie durable basée sur les données et construire une intelligence artificielle centrée sur le citoyen ». Soucieux de positionner l’Administration publique comme un moteur d’innovation, l’État a donné l’exemple en créant le comité interministériel AI4Gov, visant à encourager les ministères et les administrations à faire usage de l’IA pour transformer leurs méthodes de travail, leurs analyses des problématiques et leurs actions au service du public.

Dès novembre 2019 un premier appel à des projets d’expérimentation a été lancé et dès le début de 2020 six projets ont été retenus, dont quatre mis en œuvre immédiatement, sur un total de quatorze dossiers soumis. Par la suite, de nouveaux appels à projets ont été lancés dans le cadre des initiatives NIF4Gov (2022) et Data4Gov (2023). En parallèle, le GovTech Lab, « accélérateur de l’innovation technologique auprès de l’État » a émis depuis sa création en 2020 des appels pour trouver des solutions à des défis technologiques identifiés au sein des entités étatiques. Pour garantir une meilleure cohérence entre les projets soumis via ces différents canaux, le dispositif a évolué : à partir de novembre 2024, le ministère de la Digitalisation lancera chaque année lancera un seul appel à projets, nommé Tech-in-GOV.

Georges Canto
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