TalentLab 2018

Notre besoin de consolation est impossible à rassasier

Emerald & Olive d’Elisabet Johannesdottir
Photo: Bohumil Kostohryz
d'Lëtzebuerger Land du 08.06.2018

« En fait, dit Anne-Cécile Vandalem, Eli n’avait absolument pas besoin de moi. Elle a une écriture très aboutie... » Vandalem est une des étoiles montantes du théâtre francophone : née en 1979 à Liège, cette actrice, auteure et metteure en scène connaît un succès considérable avec sa compagnie Das Fräulein – son dernier spectacle, Arctique, sera au Festival d’Avignon, dans le in. Elle était au Luxembourg la semaine dernière pour accompagner le travail d’Elisabet Johannesdottir, Emerald & Olive, une des trois recherches présentées sous forme de maquettes, jeudi dernier, après une dizaine de jours de répétitions intenses dans le cadre du TalentLab 2018. Anne-Cécile Vandalem ne pouvait que constater avoir eu raison, en tant que membre du jury de sélection qu’elle fut aussi, de retenir le projet d’Eli. Il était déjà 22 heures passé, on avait vu deux propositions très embryonnaires, mais émouvantes, et la comédie noire Emerald & Olive allait réveiller tout le monde – le parterre du Théâtre des Capucins était bien rempli pour cette présentation.

Contrairement à ses confrères et consœurs, Eli Johannesdottir ne montrait pas une esquisse dans un espace neutre, mais presque déjà un aboutissement dans un décor naturaliste : après un casse qui a mal tourné, Lola et Marla se retrouvent dans une chambre miteuse du Patriot Motel. Nous sommes au fin fond des États-Unis – forcément, pour le genre –, les deux jeunes femmes sont complètement paumées et paniquées, Lola, leader de l’épopée, attendant un acheteur pour une des grosses pierres précieuses qu’elles ont volées. Mais elle a aussi enlevé et séquestré Igor, l’iguane de son ex-copain Vince, qui se vengera de manière cruelle.

Eli a fait ses études d’actrice aux États-Unis et cela se sent. Qu’elle est actrice d’abord : elle a écrit des dialogues pleins d’esprit et de méchanceté pour ses pairs, Larisa Faber (Lola), Leila Schaus (Marla) et Sam La France (Vince), et leur laisse toute la place nécessaire pour jouer. Le face-à-face entre Marla et Lola, « déguisée » pour pas qu’on la remarque (perruque fuchsia et fausse fourrure) sont désopilants (« you look like a drag queen on acid ! ») Elles sont Thelma & Louise, une gangster convaincue et une niaise dépassée par les événements.

Mais il ne faut pas s’y tromper, Elisabet Johannesdottir est aussi une grande mélancolique devant l’éternel, elle l’avait prouvé avec son premier monodrame, Dem Eli seng zwou Këschten, il y a deux ans au Fundamental Monodrama Festival : le spectacle autobiographique traitait alors de son héritage islandais familial, et des non-dits qu’elle découvre lors de ses voyages sur l’île pour aller voir ses grands-parents. Sous ses airs de comédie noire, Emerald & Olive est aussi un spectacle sur la perte de repères et le deuxième amendement de la Constitution des États-Unis (celui sur le port d’armes).

Si Lola et Vince ne communiquent plus autrement que par la violence, il y a aussi des gens pour lesquels toute communication est tout simplement impossible pour des raisons cliniques. Speak red de Fxxx Bxxxxx et Santa Buss, la première maquette de la soirée de jeudi dernier, est une ébauche d’opéra sur les personnes touchées d’aphasie, un trouble neurologique du langage, qui ne permet pas à ces malades de dire ou comprendre plus que quelques mots d’affilée. Même si leur intelligence n’en est nullement touchée. L’auteur Fxxx Bxxxxx et la compositrice Santa Buss travaillent plus particulièrement sur l’histoire vraie de Ruby McDonough, une Américaine atteinte d’aphasie après un AVC, qui a été violée par un de ses soignants et a lutté durant des années afin qu’il y ait un procès et qu’elle puisse témoigner. Alors qu’ils ne sont encore qu’au début de leur recherche, à laquelle ils veulent associer des malades et des thérapeutes, ils ont présenté ici leur approche avec quelques exemples formels : la quête de points d’échange fragiles entre une chanteuse (Lore Lixenberg) et une violoncelliste (Annemie Osbourne) pour une vingtaine de minutes d’expérimentations extrêmement touchantes, dont on retenait la difficulté non seulement de l’expression, mais aussi de l’écoute. Pour symboliser les sons souvent incontrôlables, que d’inventivité des musiciennes et créateurs – même le son du crayon sur du papier devenait mélodie. Ils furent accompagnés par la chanteuse Romie Estèves et le réseau Enoa (European Network of Opera Academies).

Christine Muller n’est qu’un petit bout de femme, mais une boule d’énergie quand elle se met en rogne ! « Il y avait une vraie urgence que ce spectacle existe », jugea sa « marraine », l’auteure et actrice Julie Berès (compagnie Les Cambrioleurs, Brest) en ouverture de ce Cocons, deuxième spectacle de la soirée. Christine Muller s’adresse alors directement à sa mère, supposée être dans la salle. Elle parle en luxembourgeois, faisant traduire son monologue par sa sœur Céline, assise à côté d’elle sur le rebord de la scène. On comprend que cette mère si perfectionniste cache un lourd secret, qui fait que, lorsqu’elle essaie de mimer la vie de famille la plus normale, elle renverse tout, s’énerve, regrette. En juxtaposant son personnage, celui de la sœur et celui de la mère, incarnée finalement sur scène par la danseuse Piera Jovic, qui danse frénétiquement sur Dancing Queen d’Abba avec différents costumes, Muller remonte peu à peu au traumatisme qu’a vécu cette mère.

Les traumatismes, expliquera-t-elle après la présentation, se transmettraient sur trois générations et passeraient par la génétique, « on porte les souffrances de nos parents et grands-parents », raconte l’actrice et auteure, affirmant que même les traumatismes que les enfants n’ont pas vécus les font encore souffrir des années, des générations plus tard. La sœur, étudiante en psychologie, est là pour expliquer cette épigénétique et on se souvient des théories un peu farfelues de Toto Mergen sur les « Killergene ». Mais peu importe, on est au théâtre, à cela, Muller ne laisse pas de doute, vue l’artificialité de sa mise en scène : recours à un ordinateur pour lancer la musique, revirements et glissements sont là pour mettre à distance (très beau, le passage par la salle des spectateurs avec un gros couteau qui raie le mur).

Où on réalise que ce TalentLab n’a pas seulement évolué dans son organisation, avec la création d’un volet écriture contemporaine, en collaboration avec le théâtre de Birmingham Rep et le Centaure, où ces pièces furent données en lecture. Ou encore avec la programmation de spectacles invités de très haute volée, comme le nouveau Calixto Bieito (voir d’Land 22/18) ou le premier spectacle des Peeping Tom. Mais il avait aussi une cohérence côté thématiques des pièces jouées ou en phase de création : la vie est pourrie pour tout le monde, il nous arrive plein de merdes à tous, maladie, mort d’êtres chers, phobies et angoisses. « Notre besoin de consolation est impossible à rassasier », avait titré Stig Dagerman, cité dans le spectacle de Bieito.

Or, il y a de l’espoir, toujours : de la musique, des rencontres et parfois aussi juste une perruque rose.

Le titre de cet article est emprunté à l’essai éponyme de l’auteur suédois Stig Dagerman (1923-1954).

La troisième édition du TalentLab des Théâtres de la Ville, en collaboration avec le Centaure, s’est tenue durant dix jours, du 24 mai au 3 juin ; theatres.lu

josée hansen
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