« Mon temps de trajet a été bien plus court ce matin que la première fois que je suis venu », témoigne Pieter Fossel ce mardi sur la scène de la conférence New Space Europe au Kirchberg. En 2017, alors résident de Washington DC, cet entrepreneur-cofondateur d’Hydrosat s’était déplacé pour la première édition de cet événement consacrant la lubie spatiale du ministre de l’Économie de l’époque, Etienne Schneider. Pieter Fossel vit désormais au Grand-Duché. Y est aussi maintenant basée sa société d’observation de la Terre depuis l’espace pour optimiser l’utilisation agricole de l’eau. Figure notamment parmi ses actionnaires les venture capitalists nationaux d’Expon. Hydrosat fait partie de cet écosystème spatial qu’est venu (brièvement) saluer le ministre de l’Économie, Lex Delles (DP), ce mardi matin au centre de conférence européen : 80 sociétés et institutions employant 1 400 personnes (dont 600 de SES). Dans son allocution, le libéral a d’abord réitéré son engagement pour le secteur spatial et pour la coopération internationale en la matière, « cruciale pour notre écosystème ». En son temps, Etienne Schneider avait fédéré autour de l’initiative Space Resources projetant l’exploitation minière des astéroïdes. Les agences spatiales de la Chine, de la Russie, des États-Unis ou encore des Émirats arabes unis s’y étaient associées. Mais depuis la loi sur l’exploitation des ressources spatiales en 2017 et la création en de la Luxembourg Space Agency (LSA), les conflits internationaux se sont multipliés. « Le paysage politique international va accélérer la croissance du secteur spatial dans les prochaines années », euphémise le ministre sur la scène simulant l’intérieur d’un vaisseau avec vue sur la planète bleue.
Scénographie hollywoodienne pour cette sixième édition de la New Space Conference, organisée cette année dans le cadre de la Luxembourg Space Week de l’agence spatiale nationale, cinq événements s’étant chevauchés de lundi à jeudi. Ce mardi un modérateur anglophone spécialisé, Chris Brow, habillé en combinaison bleue d’astronaute a lancé les hostilités, accompagné d’une voix nourrie à l’intelligence artificielle. « Maybe you can say hi to Elsa », a glissé le master of ceremony. Ce à quoi l’audience, mal à l’aise, a répondu timidement. Les débats ont mis en lumière la matérialisation des projets spatiaux, une science plus si fictionnelle que ça. L’exploitation minière des astéroïdes est à prévoir dans « vingt ou trente ans », comme l’a fait valoir l’investisseur et spécialiste du marché Raphaël Roettgen. Selon ce gourou de l’espace, invité à différents panels, la décennie qui vient est celle de l’exploitation de la microgravité, position géographique où s’équilibrent les forces gravitationnelles.
L’industrie parle de momentum pour ce juteux marché. Un rapport du Forum économique mondial publié en avril évoque un potentiel de 1 800 milliards de dollars d’ici 2035. L’industrie est dopée par des progrès technologiques. À commencer par une démocratisation de la mise en orbite, une baisse du coût provoquée par SpaceX. L’entreprise spatiale d’Elon Musk a en effet réalisé le tour de force de récupérer les fusées. Les Européens d’ArianeGroup l’envisagent aussi. D’autres projets de lanceurs de niche se développent ailleurs en Europe. Par exemple, Latitude, basée à Reims en France. Mardi, sa directrice Aurélie Bressollette présente le modèle d’affaires comme le Uber de l’espace avec un lancement prévu pour un client (des chargements jusqu’à 200 kilogrammes) à un prix modéré convenu à l’avance. Pour faire quoi une fois dans l’espace ? La production de matériaux est envisagée. La station spatiale internationale (ISS) est saturée. « Difficile d’y accéder », constate Felix Steiner, directeur du développement commercial chez Yuri, une entreprise concevant des mini-laboratoires spatiaux pour la recherche médicale, profitant de la microgravité et son influence sur les cellules. « With Yuri we can have an impact on mankind on the ground », dit son représentant sur scène. Des sociétés commerciales se mettent en rang pour prendre le relais de l’ISS dont la fin de vie est prévue pour 2030.
Citons le projet de Starlab, porté par Voyager Space. Mardi, son responsable des relations institutionnelles, Eric Stallmer, décrit la nécessaire coopération avec différentes entreprises du monde entier, « a global joint-venture », pour mettre sur orbite ce laboratoire de recherche. Figurent parmi les partenaires SpaceX, Airbus ou encore la Franco-allemande The Exploration Company, à propos de laquelle Paperjam écrit ce mercredi qu’une partie de ce constructeur de véhicules spatiaux pourrait atterrir au Grand-Duché. Le Starlab recherche des anchor clients pour se développer en fonction des besoins. « It’s a two-way street », commente Stallmer, désignant la coopération entre le space et l’industrie pharmaceutique. « It’s a pure community, customer based », dit l’Américain. Les États et leurs agences spatiales, comme la LSA localement, sont perçus comme des apporteurs de fonds d’amorçage et des facilitateurs pour cette industrie naissante et intensive en capital. Les investisseurs du private equity (non-coté) misent sur des périodes de sept ans. L’horizon de l’investissement dans le spatial est un peu plus loin encore. Difficile pour les entreprises de devenir « scalable », un terme qui a été répété maintes fois ces derniers jours dans la grande salle du centre de conférence. Les start-up de l’espace doivent aussi trouver un marché et être en mesure de répondre à la demande croissante dans un environnement difficile d’accès et aux nombreuses contraintes. Et il est aussi « délicat de ramener les choses en bas », glisse le spécialiste Raphaël Roettgen.
Une société luxembourgeoise qui s’est acheté de la visibilité au congrès, Space Cargo Unlimited, a la solution. Ce groupe dont le slogan est « The next industrial revolution will happen in space » annonce cette semaine la commercialisation de son laboratoire autonome flottant dans l’espace, le BentoBox. L’aller est effectué par lanceur. Le retour est opéré grâce à la technologie d’Atmos (Allemagne), qui place le mini-labo dans un cocon gonflable pour entrer dans l’atmosphère. L’habitat en orbite se dessine aussi à l’horizon. Chez Max Space, on fait de « l’immobilier bon marché » pour l’espace. L’objectif est d’envoyer des modules en toile habitables d’ici deux ans, à terme de la taille d’un stade. « Si on déplace l’humanité, on a besoin de plus de volume ». « Mais est-ce que c’est sûr ? », demande le modérateur de la LSA. « Plus solide que de l’aluminium ou le titane », rassure l’entrepreneur Aaron Kremer. Interrogé sur l’aspect règlementaire, le représentant de Max Space demande surtout des règles en matière de sécurité, pour que le secteur ne souffre pas d’un « Titanic de l’espace ». Selon la rhétorique des entrepreneurs du spatial, l’humain pénalise. « On préfère les processus autonomes parce que les humains coûtent cher, par le seul fait qu’ils doivent être gardés en vie », ironise Raphaël Roettgen.
Guillaume de la Brosse, responsable pour l’industrie de la défense et l’espace à la Commission européenne, constate un certain bouillonnement entrepreneurial pour l’espace sur le Vieux Continent. 800 start-up spatiales sont recensées. L’Union européenne encadre les jeunes pousses via l’initiative Cassini, un accélérateur d’affaires. Plus d’une dizaine de projets ont été pitchés mardi sur scène devant une audience mêlant investisseurs et entrepreneurs : des lanceurs (Sirius), un propulseur vert (Arkadia), de la communication par laser (Odysseus), des solutions de sécurité pour les objets évoluant en orbite (Look up) ou encore l’observation de l’exploitation des forêts terrestres (CollectiveCrunch et Space4Good). L’un ou l’autre, voire plusieurs d’entre eux, attirera ou attireront l’attention des bailleurs de fonds. La difficulté résidera à garder ces jeunes pousses en Union européenne quand la recherche de capitaux les conduirait presque naturellement aux États-Unis, craignent les panélistes. « Finance and Space do not seem to speak the same language », regrette Elsa le bot. Hermann Ludwig Moeller, directeur du European Space Policy Institute, souligne que le Luxembourg est l’État de l’UE qui investit le plus dans l’espace, « et de loin » : « Si tous les pays européens investissaient comme lui, 0,22 pour cent de leur PIB dans l’espace, on atteindrait un budget annuel de quarante milliards d’euros, au lieu de quatorze aujourd’hui. »
Le Luxembourg a choisi de diversifier son économie par l’espace depuis les années 1980 en favorisant la création de la Société européenne de satellites (SES) puis, en 2016 à l’initiative d’Etienne Schneider, de lancer Space Resources. La stratégie a été affinée en 2022 sous le ministère de son successeur Franz Fayot (LSAP), notamment pour y adjoindre une notion de durabilité. Dans la vision ECO2050 produite par feu le département Luxembourg Stratégie du ministère (200 pages et deux ans de travail pour cinq fonctionnaires), on envisage un « secteur spatial mondialement reconnu pour sa participation au développement durable, sur Terre comme dans l’espace ». Le registre des objets spatiaux recense (comme on le fait pour les bateaux) les satellites battant pavillon luxembourgeois. L’inventaire informe notamment de la présence d’une dizaine d’entre eux sur une orbite cimetière à 400 km au-dessus de l’orbite géostationnaire.
Le responsable de la Commission Guillaume de la Brosse, voit parmi les défis principaux la capacité pour les sociétés historiques du satellite, comme SES et Intelsat (des sociétés en cours de fusion), à survivre dans cet univers ultra-compétitif. Les nouvelles constellations en orbite basse (LEO) font peur. Notamment les milliers de minisatellites de Starlink, une autre société d’Elon Musk. Si bien que le directeur de la LSA et modérateur sur scène ne prononce pas le nom du truculent milliardaire : « Il n’y pas de concurrent crédible à cette initiative américaine bien connue ». Et voilà un marché qui promet de la « scalability » : l’automobile. « Il y a plus de lignes de codes dans une voiture que dans un avion de combat », relève Damien Garot, co-fondateur de Stellar, boîte qui fournit des boîtiers de réception internet aux constructeurs automobiles. Et l’avènement de la conduite double l’intérêt de ce marché, particulièrement pour les opérateurs de satellite en LEO. « For the direct-to-device, you want to be as close as possible », concède Mohammad Marashi, le représentant de SES sur scène. L’opérateur luxembourgeois privilégie jusqu’à maintenant le multi-orbites (moyenne et géostationnaire) pour le haut-débit et plus de résilience (mais plus de latence aussi), une configuration privilégié par les services gouvernementaux et les armées.
La porte de secours serait la défense, « une opportunité énorme. Il nous faut briser les silos entre l’espace et la défense », s’emballe le haut-fonctionnaire européen. Un « game changer », confirme son interlocuteur Hermann Ludwig Moeller. Ce dernier identifie l’alliance Trump-Musk à la tête des États-Unis, la concurrence de la Chine, le retour sur la Lune et les questions de sécurité et de défense comme les principaux défis du new space à court et moyen termes en Europe. Raphaël Roettgen voit ici un intérêt à la cross-subsidization des applications spatiales via le militaire. Les biens à double usage, militaire et public, peuvent bénéficier d’un double revenu, public et privé. Cela n’a pas échappé au gouvernement luxembourgeois qui arrose SES, dont il est actionnaire, de services gouvernementaux (comme LuxGovSat). Pas assez manifestement. SES négocie un plan social portant sur 80 de ses 600 postes au Luxembourg.