Les Archives nationales demandent aux chercheurs d’anonymiser le dossier d’un des chefs de la Gestapo

« Incompréhensible »

d'Lëtzebuerger Land vom 06.12.2024

Cette année, une chercheuse travaillant dans le cadre d’une convention signée entre l’État luxembourgeois et le Centre for Contemporary and Digital History (C2DH) sur la spoliation financière des juifs pendant la Deuxième Guerre mondiale a fait une demande de dérogation auprès des Archives nationales (AnLux) afin d’obtenir un accès au dossier de Josef Ackermann. Celui-ci avait été, à partir de 1940, responsable au sein de la Gestapo au Luxembourg de l’« Abteilung IV a », chargée de la gestion des biens juifs et autres biens confisqués (Verwaltung des jüdischen und sonstigen Vermögens). La European Holocaust Research Infrastructure renvoie explicitement au procès de ce criminel de guerre allemand et aux documents conservés aux AnLux pour l’étude de ce personnage central dans la persécution des juifs au Luxembourg.

Ces archives ont d’ailleurs été utilisées depuis au moins les années 1980 dans l’historiographie luxembourgeoise : Pour son livre Longtemps j’aurai mémoire de 1974, Paul Cerf semble avoir eu accès aux documents du procès ; Paul Dostert les cite explicitement dans son Luxemburg zwischen Selbstbehauptung und nationaler Selbstaufgabe publié en 1985. Depuis lors, ce procès a été régulièrement mentionné, notamment dans la thèse récente de Blandine Landau, Pillages et ‘aryanisation’ au Luxembourg pendant la Seconde Guerre mondiale.

Grande fut donc ma surprise lorsque cette chercheuse s’est vue imposer par les AnLux les conditions suivantes : « L’anonymisation des données à caractère personnel aussi bien lors de leur exploitation que dans la citation des dossiers d’archives qui se fera sous la forme suivante : AnLux, cote ». Les Archives nationales, dont la directrice est membre du comité d’accompagnement du C2DH, font partie d’un accord plus large entre l’État luxembourgeois et la communauté juive visant à étudier les questions encore en suspens liées aux spoliations de biens juifs durant la Shoah. En janvier 2021, elles ont reçu un budget spécifique pour faciliter « l’accès aux dossiers des Archives nationales relatifs à la Deuxième Guerre mondiale et à la Shoah ».

Dans le dossier Ackermann, les AnLux vont, de nouveau, au-delà de l’avis de l’entité versante des archives, dans ce cas le ministère des Affaires étrangères qui avait donné son accord « sous condition que la consultation et l’exploitation des données personnelles se limitent à la recherche du demandeur et que la vie privée des personnes concernées ne soit pas atteinte de manière excessive ». Ces conditions ne mentionnent donc à aucun moment la nécessité d’une anonymisation. Comme dans un incident précédent concernant l’anonymisation de dossiers par les AnLux préalablement à la consultation, l’institution durcit les conditions d’accès aux archives.1

Contrairement à ce qu’elles ont récemment affirmé dans un article du Lëtzebuerger Land, les AnLux ne font pas que « observer la loi », mais l’interprètent de manière très défavorable à la recherche.2 L’invocation du droit à la vie privée semble d’ailleurs peu valable. Ce droit est strictement personnel et s’éteint avec la mort de la personne concernée, comme l’a récemment arrêté le tribunal d’arrondissement de Luxembourg. En effet, dans un procès qui oppose Simone Retter, fille de l’architecte Paul Retter, au journaliste Bernard Thomas, les juges de première instance ont estimé que le droit au respect de la vie privée « n’appartient qu’aux vivants »3.

La loi luxembourgeoise sur l’archivage qui régit la communicabilité des archives est plus restrictive, imposant une demande de dérogation si la personne n’est pas décédée depuis plus de 25 ans. Cependant à la lumière de ce jugement, sachant qu’Ackermann est décédé il y a 27 ans et au vu du profil de ce dernier, l’argument d’un risque « d’atteinte excessive à la vie privée » semble pour le moins incompréhensible. Ne pas pouvoir nommer un des architectes de la spoliation des juifs au Luxembourg conduit à un récit historique désincarné, perdant ainsi tout sens.

Benoît Majerus est historien au Center for Contemporary and Digital History

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Benoît Majerus
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