Incapable de résoudre sa crise du logement, le Luxembourg l’a externalisée dans la Grande Région. Ce modèle de croissance bute sur ses limites, préviennent les géographes

« Boulimique »

Boom immobilier,  à l’ombre de la centrale de Cattenom
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 06.12.2024

« Banlieue sud du Luxembourg », selon la maire d’Audun-le-Tiche (Le Monde, 27.2.2024). « Territoires métropolisés » par le « Grand Luxembourg », selon l’ancien maire de Metz (RTL, 20.1.2020). Le maire de Villerupt évoque, lui, le Luxembourg comme « voisin boulimique » (Républicain Lorrain, 25.4.2024). Ce mercredi dans les locaux du Liser, Michaël Vollot a avancé le terme de « périphérie », qui n’aurait « rien de péjoratif », même s’il serait souvent « mal perçu par nos élus ». Le chargé d’études à l’Agape, une agence d’urbanisme financée par les collectivités locales, est venu à Belval présenter sa contribution à la dernière édition des Cahiers de la Grande Région (63 pages). On y retrouve des articles (de qualité inégale) d’une douzaine de géographes français, belges, allemands et luxembourgeois. Le chercheur au Liser Antoine Paccoud a édité le petit ouvrage. Il espère que cette collaboration marquera le point de départ d’un autre observatoire, celui de « l’habitat transfrontalier ».

En janvier dernier, Michaël Vollot évoquait déjà dans le Républicain Lorrain l’incroyable machine à croissance luxembourgeoise : « Depuis trente ans, on a sous-estimé le développement du Luxembourg : les élus, les services de l’État. Il y a eu une incrédulité par rapport à ce que projetait le Luxembourg. On a sous-estimé son attractivité ». Ce mercredi, il est revenu aux projections macro-économiques du Statec. Selon certains scénarios, l’économie luxembourgeoise pourrait avoir besoin de 267 000 frontaliers supplémentaires à l’horizon 2060 pour équilibrer son marché du travail. Ce seraient des calculs « luxo-luxembourgeois », critique Vollot, car ils feraient l’impasse sur « les dynamiques propres de la Lorraine Nord », à commencer par le vieillissement de sa population. À politique inchangée, estime l’Agape, le Nord lorrain « pourrait décrocher dès 2030-2035 » : « À l’horizon 2060, il pourrait manquer 38 000 à 60 000 frontaliers [lorrains] à l’économie luxembourgeoise ». Pour répondre aux besoins « attendus » côté luxembourgeois, il faudrait rien de moins qu’« un choc démographique ». La Lorraine Nord devrait ainsi produire 4 700 à 5 400 nouveaux logements par an. Or, rappelle Vollot, une telle croissance se heurterait aux « impératifs de sobriété », à commencer par l’objectif de zéro artificialisation nette.

Mais de toute manière, le rêve d’une croissance infinie semble en train de s’évanouir. L’emploi frontalier se replie du côté allemand et belge, et stagne du côté français. (Au total, il ne « progresse » que de 0,1 pour cent sur le dernier trimestre.) La nouvelle devrait sérieusement inquiéter les politiciens luxembourgeois, dont l’attitude envers le hinterland lorrain oscille traditionnellement entre désintérêt et arrogance. Comme ministre des Finances, Luc Frieden rêvait ainsi le Luxembourg comme plateforme hors-sol, reliée à Londres, Singapour et Doha. Considérées comme flyover country, la Lorraine, la Sarre et la Province de Luxembourg sont moins glamour. Or, ces régions livrent le capital humain qui fait tourner la machine grand-ducale. Dans son introduction aux derniers Cahiers de la Grande Région, Antoine Paccoud rend hommage à ces zones frontalières qui ne seraient pas des « périphéries inertes », mais des « parties essentielles du succès économique » du Luxembourg. Le chercheur au Liser met les pieds dans le plat : « D’une participation à l’effort doit donc découler une prise de participation dans ses fruits ».

L’effet Luxembourg, on le retrouve jusque dans les faits divers : « Les communes de Moselle Nord et du Pays-Haut parmi les plus cambriolées de la région », titrait le Républicain Lorrain le 14 septembre. « En cause : un niveau de vie qui fait de l’œil aux cambrioleurs, notamment près de la frontière luxembourgeoise. » Le Luxembourg est créateur de richesses et creuseur d’inégalités. Incapable de résoudre sa crise du logement, le petit État l’a exportée chez ses voisins. Entre 1990 et 2020, 56 000 logements nouveaux ont été construits, principalement à Thionville et sur la bande frontalière entre Longwy et Cattenom. À l’ombre de la centrale, dans le canton rural de Cattenom, le taux de travailleurs frontaliers bat des records. Il atteint 73 pour cent à Kanfen, 76 pour cent à Zoufftgen, 80 pour cent à Roussy-le-Village et 98 pour cent à Évrange. Dans ces villages « haut standing », les nouveaux lotissements se suivent et se ressemblent. De spacieuses résidences, libres des quatre côtés et dotées d’extravagants garages, y ont été construites ces quinze dernières années. On note une concentration élevée de BMW, Audi et Mercedes, souvent immatriculées au Grand-Duché.

Le marché immobilier lorrain intéresse de plus en plus les résidents luxembourgeois. Selon l’Agape, ils ont été 16 000 à s’installer dans le Nord lorrain, « soit l’équivalent d’une commune comme Longwy ou Hayange ». (Ou, pour prendre deux exemples luxembourgeois, Sanem et Hesperange.) Parmi les acquéreurs de maisons, les résidents luxembourgeois représentent 21 pour cent dans l’agglomération de Longwy, 29 pour cent dans le canton de Cattenom et jusqu’à 39 dans le Pays-Haut Val d’Alzette, de l’autre côté de Belval. La raison de cet engouement est vite trouvée. Pour une maison à Audun-le-Tiche ou à Villerupt, comptez 250 000 à 300 000 euros, tandis qu’autour de Thionville, les prix moyens dépassent les 300 000 euros. Fin novembre, un agent immobilier expliquait au Républicain Lorrain qu’à partir de 500 000 euros « le marché est bloqué » : « Ces types de biens sont préemptés par une clientèle luxembourgeoise ou portugaise, avec un fort pouvoir d’achat ». (Mais ces clients potentiels devront encore vendre leur bien luxembourgeois sur un marché en dépression.)

Depuis 2019, environ 3 000 résidents luxembourgeois s’installent tous les ans de l’autre côté des frontières, tout en conservant leur job grand-ducal. (Un pic a été observé en 2021 : 3 326 départs en pleine crise Covid.) Pour la période de 2003 à 2023, l’Inspection générale de la sécurité sociale recense 26 380 personnes qui ont déménagé en France (45%), en Allemagne (30%) et en Belgique (25%). Dans ce marché transnational, la Province de Luxembourg présente une particularité : Elle est en « surabondance foncière » : 11 150 hectares de terrains disponibles (contre 4 300 au Grand-Duché). À la fin des années 1970, lorsque les périmètres constructibles ont été définis, « on a été très, très, très généreux », explique Jean-Marc Lambotte, géographe de l’Université de Liège, ce mercredi à la présentation de la dernière édition des Cahiers de la Grande Région.

Côté belge, la progression de la population s’est surtout concentrée sur Arlon et Bastogne (plus vingt pour cent en vingt ans). Elle s’explique par l’immigration, principalement portugaise, accessoirement française et roumaine. (Les Luxembourgeois n’arrivent qu’à la cinquième position, derrière les Ukrainiens.) Quasiment toutes les communes frontalières voient leur population de nationalité belge diminuer. En six ans, la population belge de l’arrondissement d’Arlon a ainsi baissé de 961 personnes. Ceux-ci chercheraient à « s’éloigner de Luxembourg-Ville » et de la cherté que cette proximité engendre, estiment Jean-Marc Lambotte et Charlotte Bernier dans leur contribution. Et de conclure : « Ces mouvements sont a priori le résultat d’un puissant mouvement de ségrégation socio-spatiale en fonction du niveau de revenu des ménages, notamment chez les jeunes ».

« Notre population est obligée de reculer dans le pays », se plaignait le maire d’Aubange en mars dans le Républicain Lorrain. D’autres élus tentent de s’assurer la maîtrise sur le foncier. Avant d’ouvrir le périmètre constructible au début des années 2000, la commune de Zoufftgen a racheté une dizaine d’hectares de terrains agricoles, pour ensuite les revendre aux futurs habitants. Une manière, d’assurer un accès à la propriété aux « enfants du village », y compris à ceux qui ne travaillent pas au Luxembourg.

Car pour les résidents qui n’y gagnent pas leur vie, la proximité du Luxembourg crée une situation précaire. En 2018, l’Agape a croisé les revenus, les prix immobiliers et les conditions d’emprunt. Sa conclusion : 65 pour cent des ménages locataires n’avaient pas les capacités financières pour s’acheter une maison dans le Grand Longwy ou le Pays-Haut Val-d’Alzette. « Avec la remontée des taux, ce constat s’est très probablement fortement dégradé », précise Michaël Vollot ce mercredi.

Dans sa contribution, la chercheuse Madalina Mezaros (Liser) analyse les différences de loyers entre 19 communes françaises et leurs dix communes jumelles, côté luxembourgeois. Malgré les « distances minimes », les écarts sont béants : 59,8 pour cent en moyenne. Un nouveau modèle d’affaires se diffuse depuis le Luxembourg : la colocation. Un agent immobilier en fait la promotion dans le Républicain Lorrain (11.10.2024) : « C’est un véritable jackpot », jubile-t-il : À 1 200 euros la « chambre standard », les revenus pourraient « rapidement atteindre des montants à cinq chiffres ». Certains propriétaires poussent la logique au paroxysme. De la cave au grenier, ils découpent des maisons unifamiliales afin d’y loger un maximum de locataires (pour la plupart portugais et capverdiens).

En février, Le Monde a consacré un long reportage aux marchands de sommeil qui s’organisent le long de la frontière : « Pour les petites mains du bâtiment, du ménage ou de la restauration, impensable de se loger au Luxembourg, hors de prix, alors on s’entasse à ses portes, côté français. » Dans cet article, le maire d’Ottange évoque un entrepreneur luxembourgeois qui aurait loué une maison pour 900 euros : « Il logeait douze salariés dans quatre chambres, et demandait 400 euros à chacun. » Pour lutter contre cette densification cachée, Villerupt, Audun-le-Tiche, Ottange et Thil introduiront en janvier 2025 un « permis de louer. »

L’Agape estime que les vallées industrielles de la Chiers (Longwy et Herserange) et de la Fensch (Hayange et Florange) « constituent à l’heure actuelle les derniers secteurs proches de la frontière où les prix immobiliers demeurent accessibles pour les populations non-frontalières ». Les écarts se creusent. Alors que le salaire médian par ménage se situe entre 18 000 et 20 000 euros dans les villes de Hayange et Florange, il dépasse les 40 000 dans les villages du canton de Cattenom. Tandis que les premiers ont plébiscité le RN aux dernières législatives, les seconds ont majoritairement opté pour le parti macroniste. La gauche a, quant à elle, été marginalisée : Seuls Fameck, Uckange et Mont-Saint-Martin ont tenu. Des bastions historiques comme Longwy et Villerupt sont tombés. Cette déferlante brune a choqué au Grand-Duché, où on pensait que les passages de frontières favorisaient l’ouverture pro-européenne, qu’on ne pouvait être frontalier et frontiste.

En Allemagne, l’emploi transfrontalier n’a pas non plus endigué le vote AfD aux dernières élections européennes. Par rapport à son résultat en Rhénanie-Palatinat (14,7%), le parti d’extrême-droite a fait des percées à Nittel (15,4%) et à Wellen (17,9%). Le score de l’AfD dans l’arrondissement voisin de Merzig-Wadern (15,4%) ne dévie que légèrement de celui dans l’ensemble de la Sarre (15,7%). Une étude longitudinale (basée sur des interviews avec 25 257 Allemands), conduite récemment par l’Université de la Sarre, vient à une conclusion que ses auteurs qualifient d’« étonnante » : « Our results indicate that neither people living in border regions, nor individuals who moved into border regions are generally more attached to Europe than inland residents. »

L’anthropologue à l’Uni.lu, Elisabeth Boesen, écrivait en 2015 dans le magazine Forum : « Den Ortschaften im deutschen Grenzraum widerfährt jetzt, was viele luxemburgische Dörfer bereits hinter sich haben; sie verwandeln sich innerhalb kurzer Zeit von kleinen, bäuerlich geprägten Orten zu Heimstätten einer mehr oder weniger kosmopolitischen Bewohnerschaft ». (Dès 2007, le maire de Perl expliquait fièrement au Journal que sa commune hébergeait « den bestgehenden Aldi-Markt Südwestdeutschlands ».) Boesen s’intéressait également aux Luxembourgeois qui ont déménagé de l’autre côté de la Moselle. Un groupe hétérogène, écrit-elle: « In einigen Fällen ist der Umzug eine finanzielle Notwendigkeit, in anderen wird er in einer Situation des Überflusses vollzogen ». L’anthropologue est étonnée par l’« Identifikationsbedürfnis » et le « Dissoziationsstreben » rencontrés auprès des Luxembourgeois qu’elle a interviewés. D’un côté, ils seraient unanimement positifs dans leur description de leur nouveau chez eux. De l’autre, ils feraient un portrait invariablement négatif du Luxembourg : « Zuviel Stress, zuviel Materialismus, zuviel Französisch ».

Bernard Thomas
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