Au moment où l’armée doit faire face à des conflits internes révélés par la causa Boxemännercher et où justice, police grand-ducale et gendarmerie ont fort à faire pour mettre de la lumière dans l’obscure affaire du Bommeleeër, la Cour de cassation a cru bon d’ouvrir, si l’on ose dire, un troisième front en menant une attaque en règle contre la Cour constitutionnelle.
Contrairement aux deux premières « affaires », qui ont fait l’objet d’une forte couverture médiatique, et peut-être faute d’un sobriquet pareillement frappant, ce dernier incident est passé pour l’instant inaperçu du grand public et n’agite que les cénacles judiciaires. Pourtant, il s’agit là d’un authentique conflit juridictionnel qu’on présentera en ce lieu. Une étude plus fouillée paraîtra dans la Pasicrisie luxembourgeoise.
Jusqu’alors, les « guerres des juges » semblaient avoir été l’apanage des pays voisins du grand-duché. Ainsi pouvait-on lire dans Le Monde du 22 juin 2010, sous la plume de deux professeurs de droit, qu’à propos d’une procédure française de coopération juridictionnelle, appelée question prioritaire de constitutionnalité (QPC), « la Cour de cassation a déclaré la guerre au Conseil constitutionnel ». La Belgique a aussi connu de tels conflits au sommet de son système juridictionnel. « La guerre des juges a assez duré » titrait une « libre opinion » d’un professeur de droit, publiée dans la Libre Belgique du 8 février 2007. Il fustigeait alors un conflit auquel se livraient, au détriment des justiciables concernés, Cour d’arbitrage et Cour de cassation dans l’affaire Total. L’Allemagne fédérale n’a pas été épargnée non plus. En évoquant les solutions envisageables à de tels conflits, on aura l’occasion d’y revenir.
Le phénomène, traduisant en règle générale une rivalité entre juridictions suprêmes, est-il contagieux ? Où bien, s’agit-il d’une glose chère aux professeurs, réputés attirés par la théorie mais ignorant les contraintes et technicités de la pratique juridictionnelle ? Le lecteur en jugera.
Par un arrêt rendu le 12 janvier 2012, la Cour de cassation luxembourgeoise, siégeant en matière pénale, a déclaré irrecevable le recours en cassation d’un certain Monsieur T. au motif que son recours, introduit en tant que partie civile, « se heurte à l’article 412 du Code d’instruction criminelle ». Cet article interdit à la partie civile « de poursuivre en cassation l’annulation d’une décision d’acquittement ». La décision d’acquittement dont il s’agit fut prononcée le 12 janvier 2010 par la Cour d’appel siégeant en matière correctionnelle à l’encontre de trois personnes que Monsieur T. avait poursuivies pour dénonciation calomnieuse à son égard.
Jusque-là, cela n’a sans doute rien de scandaleux et l’affaire, dont fut saisie la Cour de cassation, est loin d’être extraordinaire. Portant sur la seule question préliminaire de la recevabilité d’un pourvoi en cassation introduit par la partie civile, l’arrêt du 12 janvier est passé inaperçu. Il dissimule néanmoins une violation flagrante du droit en vigueur.
L’arrêt constitue l’issue retentissante d’une question préjudicielle dont la Cour de cassation avait saisi la Cour constitutionnelle pour que cette dernière statue sur la conformité à la Constitution de l’article 412 du Code d’instruction criminelle. La Cour constitutionnelle a décidé, par son arrêt n° 67/11 du 20 mai 2011, que cette disposition « est contraire à l’article 10bis, paragraphe 1er, de la Constitution en ce qu’elle fait dépendre la recevabilité de la voie de recours extraordinaire de la cassation de la qualité de la partie à l’instance ». Il incombait à la Cour de cassation de se conformer à cet arrêt comme le prévoit l’article 15 de la loi organique de la Cour constitutionnelle de 1997.
En ne se conformant pas à l’arrêt de la Cour constitutionnelle, la Cour de cassation, qui n’a avancé aucun motif pour justifier sa résistance, a commis une violation indéniable tant de la loi que de la Constitution luxembourgeoise.
L’article 15, alinéa 2, de la loi du 27 juillet 1997 portant organisation de la Cour Constitutionnelle ne laisse pourtant aucune place au doute : « La juridiction qui a posé la question préjudicielle (…) [est tenue], pour la solution du litige dont [elle est saisie], de se conformer à l’arrêt rendu par la Cour ». L’arrêt de la Cour constitutionnelle a ainsi pour effet de lier la juridiction qui a décidé de saisir la Cour constitutionnelle.
Mais, au-delà, ce sont les articles 10bis et 95ter de la Constitution qui ont été bafoués. L’article 95ter dispose en effet que c’est la cour Constitutionnelle qui « statue, par voie d’arrêt, sur la conformité des lois à la Constitution ». Il en résulte qu’elle est seule compétente pour le faire et que ses décisions ont qualité d’arrêts revêtus de la force obligatoire dont l’article 15 de la loi de 1997 précise la portée. Il n’appartenait pas, de ce fait, à la Cour de cassation de s’écarter du verdict des juges constitutionnels. En outre, dans la mesure où la Cour constitutionnelle a déclaré l’article 412 du Code d’instruction criminelle « contraire à l’article 10bis, paragraphe 1er, de la Constitution », son application postérieure constitue elle-même une violation de l’article 10bis.
Puisqu’en appliquant une disposition légale, que la Cour constitutionnelle avait déclaré contraire au principe d’égalité devant la loi, la Cour de cassation déclare le recours de Monsieur T. irrecevable, elle prive ce dernier d’une voie de recours et méconnaît au surplus le droit au procès équitable de ce dernier consacré par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.
La méconnaissance de tant de règles obligatoires et claires se concilie mal avec le serment prêté par tous les magistrats lesquels, lors de leur entrée en fonction, jurent « fidélité au Grand-Duc, obéissance à la Constitution et aux lois de l’État » et promettent de remplir leurs fonctions « avec intégrité, exactitude et impartialité ».
La Cour de cassation ayant statué en tant que dernière instance juridictionnelle interne, la partie civile dont le pourvoi en cassation a été déclaré irrecevable ne dispose plus d’aucune voie de recours pour faire remédier à cela. Le non-respect de l’obligation de se conformer au verdict de la Cour constitutionnelle n’est en effet assorti d’aucune sanction et il n’y a pas, à l’heure actuelle, d’instance compétent pour trancher un tel conflit au sommet de l’ordre juridictionnel. En cela, le droit luxembourgeois se distingue du droit belge, qui connaît la possibilité pour le ministère public d’introduire, sur injonction du ministre de la Justice, une requête en rétractation d’arrêt adressée à la Cour de cassation. Pour autant, cela n’a pas permis de résoudre la « guerre des juges » dans l’affaire Total susmentionnée.
Certes, le système juridique pourvoit à des procédures disciplinaires, qui à l’encontre du juge de cassation, sont portées devant la Cour supérieure de justice. L’article 237 du Code pénal exige en outre la plus stricte observation de la loi en prévoyant des pénalités à l’encontre de tout juge qui résisterait à l’exécution de la loi. De telles sanctions doivent cependant être prononcées par des magistrats faisant partie du même corps et de la même institution que ceux qui ont statués le 12 janvier 2012.
L’affaire Görgülü qui a défrayé les chroniques judiciaires en Allemagne de 2000 à 2008 et qui a opposé la Cour constitutionnelle fédérale aux juges du Oberlandesgericht Naumburg à propos d’un litige relatif aux droits d’un père vis-à-vis de son enfant naturel, a d’ailleurs montré à quel point il est difficile de faire sanctionner un manquement par un juge aux devoirs de sa charge. Les poursuites de ces faits que le § 339 du Code pénal allemand (StGB) qualifie de « Rechts[-]beugung » (terme que le dictionnaire traduit par « prévarication ») ont en effet été classées en raison de la résistance de la juridiction même dont étaient issus les juges accusés.
Reste encore la possibilité d’introduire un recours en responsabilité de l’État luxembourgeois pour un dommage, tout au moins moral, résultant d’un dysfonctionnement de la justice. Ce recours relèverait également des juridictions judiciaires et il est fort à parier que les juges du fond ayant à se prononcer sur une potentielle responsabilité seraient plus que réticents à reconnaître les conditions remplies. Seul un recours contre l’État luxembourgeois devant la Cour européenne des droits de l’homme semble offrir quelques chances de succès. Il est possible de le fonder tant sur la violation des articles 6 (procès équitable) et 14 (non discrimination) combinés, que sur une violation de l’article 1er du protocole 12, qui édicte une interdiction générale de discrimination dans la jouissance de tout droit prévu par la loi.
Au-delà, il convient de s’en remettre à la sagesse du législateur, ordinaire ou constituant, afin qu’il apporte un remède structurel. Dans le cadre de la procédure de refonte de la Constitution, actuellement en cours, le Constituant pourra faire en sorte qu’une disposition légale, déclarée contraire à la Constitution par la Cour constitutionnelle, perde automatiquement sa validité à l’issue d’un certain délai pendant lequel le législateur est appelé à la modifier ou à l’abroger.
Une autre solution, actuellement envisagée par le ministre de la Justice, consisterait à faire disparaître la Cour constitutionnelle et à conférer la compétence du contrôle de la constitutionnalité des lois aux juges ordinaires, coiffés par une Cour suprême. C’est peut-être sur fond de ce projet que la Cour de cassation s’est crue autorisée à « devancer » quelque peu l’avancement réel des choses…