L’histoire de la transfusion sanguine a plus de 200 ans. Deux siècle au cours desquels les techniques se sont perfectionnées. En 1818, le médecin britannique James Blundell injecte avec succès du sang humain à un malade réputé incurable. Cette première transfusion sanguine permet de sauver de nombreuses vies notamment pendant la guerre franco-allemande de 1870. La découverte des groupes sanguins (Karl Landsteiner, Vienne en 1900) puis des anticoagulants (Albert Hustin, Bruxelles 1914) améliorent considérablement le taux de réussite des transfusions. Le premier service de transfusion est organisé par la Croix-Rouge britannique en 1919. Au Luxembourg, la Croix-Rouge a pris en main l’activité transfusionnelle à partir de 1950. Dans les archives, on retrouve que cette année-là, 425 donneurs s’étaient mobilisés, offrant en tout 88,5 litres de sang. Ce nombre croît très vite : 3 807 donneurs en 1960, 9 659 en 1980, 13 089 en 2000 et 15 354 en 2023.
Et pourtant, la semaine dernière, la Croix-Rouge a lancé un appel aux donneurs de sang potentiels. L’organisme juge que les stocks sont tombés en dessous du minimum nécessaire pour assurer l’approvisionnement jusqu’à la fin de l’année. Les vacances scolaires et les infections respiratoires ont freiné les donneurs réguliers, aggravant ainsi une situation déjà tendue. Depuis plus longtemps, le Centre de transfusion sanguine (CTS) connaît une autre situation tendue, financière celle-ci avec un déficit de 1,2 million d’euros en 2023 qui se dirige vers deux millions en 2024. Le trou risque de se creuser si rien n’est fait.
« Les pertes viennent de la conjonction d’une hausse des dépenses et d’une baisse des recettes », résume Michel Simonis, le directeur de la Croix-Rouge, face au Land. Les charges de personnel représentent 7,1 millions d’euros. Il faut ajouter 2,3 millions d’euros de frais directs de production comme le matériel de prélèvement, les produits d’analyse, les consommables et 3,6 millions d’autres charges liées à l’infrastructure, l’amortissement des machines, le stockage et la distribution. La forte inflation de ces dernières années a eu pour effet l’augmentation des coûts de personnel, à travers les ajustements de l’index. « Le service compte 70 personnes, toutes hautement qualifiées, qui assurent la collecte, l’analyse et la livraison des poches de sang. Livraison qui a lieu, tous les jours, toute l’année, à toute heure », détaille le directeur. Il ajoute que le prix des composants et des réactifs utilisés pour les analyses a également fortement augmenté. « Ils sont nécessaires aux différentes analyses qui garantissent la sécurité sanitaire de la transfusion sanguine. »
Le ministère de la Santé subventionne certaines activités du CTS comme le contrôle de qualité ou les campagnes de recrutement des donneurs. Cela représente 2,1 millions d’euros annuels. Mais l’essentiel des recettes, neuf millions d’euros, provient de la distribution de poches de produit sanguins et plasmatiques. La Croix-Rouge facture aux hôpitaux le prix fixé par un protocole d’accord avec la CNS. Actuellement, le tarif du produit « de base », le « concentré de globules rouges adulte déleucocyté » est de 359,01 euros. Non seulement ces prix n’ont pas été révisés depuis 2018, mais en plus, la consommation des hôpitaux en produits sanguins baisse régulièrement. « Les meilleures techniques interventionnelles dans les hôpitaux provoquent moins de saignements et réduisent ainsi le besoin en produits sanguins », analyse Michel Simonis tout en saluant ces améliorations. La distribution des concentrés de globules rouges était en augmentation régulière jusqu’en 2017, mais a ensuite diminué entre 2017 et 2023 de vingt pour cent. À titre d’exemple, on note que le CHL, qui représente 45 pour cent de la demande, a baissé sa consommation de 11,7 pour cent en 2023.
Face à ce déficit chronique, la Croix-Rouge puiser dans des fonds destinés à d’autres actions, ce qui n’est pas soutenable à long terme. « Nous attendons des propositions de la CNS pour trouver un arrangement nous permettant d’atteindre l’équilibre en 2025 », précise Simonis. Mais il convient que le système de financement actuel du service n’est plus viable et doit trouver d’autres formes. « Nous avons proposé, déjà au précédent gouvernement, de créer une entité juridique à part, une Fondation pour le don du sang, qui abriterait cette activité et dont le mode de financement serait revu. » Le directeur de la Croix-Rouge évoque le modèle des hôpitaux, avec un budget de fonctionnement qui tient compte des coûts réels, plutôt qu’un prix par unité de prestation fournie.
Une entité juridique spécifique répondrait à un autre problème, celui de la responsabilité civile « des aléas thérapeutiques », c’est-à-dire qui découlerait d’un produit sanguin dont la qualité poserait un problème. Michel Simonis se souvient de l’affaire du sang contaminé qui a éclaté en France au début des années 1990 où plusieurs personnes ont contracté le HIV en raison de manquements dans l’analyse des poches de sang. « Des fonds publics, également alimentés par l’industrie pharmaceutique, ont été créés pour indemniser les victimes, ce qui évite d’entrer dans des batailles juridiques très longues. » Un tel fonds n’existe pas au Luxembourg. Une ancienne affaire devrait pourtant rappeler l’importance de cadrer la question de la responsabilité. Dans les années 1980, une personne a contracté une hépatite C. Elle a plaidé devant la justice que cette maladie était liée à des transfusions. « Le virus de l’hépatite C n’avait pas encore été découvert connue à l’époque. Il ne faisait donc pas partie des analyses des poches de sang », relate Simonis. Il n’était pas possible de prouver que la poche de sang était contaminée, mais pas non plus qu’elle ne l’était pas. La responsabilité de la Croix-Rouge a été retenue, arguant qu’elle a une obligation de résultat (« Product liability » ou « Produkt- haftung ») et l’organisme a été condamné à payer une indemnité (couverte par son assurance).
« Cette jurisprudence a fortement choqué, notre gouvernance estimant qu’on exerce une activité sans filet de secours. Toute la Croix-Rouge, avec son patrimoine, risque d’être juridiquement et financièrement responsable à cause d’une maladie qui se trouve peut-être dans les poches sanguines quand bien même toutes les procédures sont effectuées dans les règles de l’art », martèle le directeur. Il insiste : Une entité juridique à part pour le CTS éviterait de couler l’ensemble de l’édifice.
L’idée d’une société commerciale à impact social (SIS) a vite été écartée : « Le don du sang ne peut pas être confondu avec une activité commerciale. Rémunérer les donneurs peut les inciter à mentir sur leur état de santé et attirer une population à risques. » (Dans certains pays, l’Allemagne, l’Autriche ou les États-Unis par exemple, le marché du plasma, un composant du sang très recherché par l’industrie pharmaceutique, est géré par des entreprises privées et le don est rémunéré.)
Le 13 novembre devant la Chambre des députés, la ministre de la Santé Martine Deprez (CSV) a créé la surprise. Répondant aux questions de Françoise Kemp (CSV) et de Djuna Bernard (Déi Gréng), elle a proposé de transformer le CTS en un établissement public. « On a réfléchi à l’idée de transférer cette action de service public – une mission nationale, un devoir d’autosuffisance nationale – au sein d’un établissement public. Cela ne veut pas dire que la Croix-Rouge ne fait pas bien son travail. Cela ne veut pas dire que la Croix-Rouge sera évincée du dossier. C’est une solution qui répond au problème de financement, réglé par une loi et à la question de la responsabilité, prise en charge par l’État », rembobine la ministre face au Land. Elle admet que cette réponse ait pu surprendre et semblait sortir de nulle part, « comme je suis tombée du ciel dans la composition du gouvernement : C’est mon style, apparemment ! », s’amuse-t-elle.
Martine Deprez revient aussi sur les rencontres et discussions qu’elle a eues avec la direction de la Croix-Rouge. « Une semaine après ma nomination à la Santé, je suis allée donner mon sang, comme je le fais depuis des années. Monsieur Simonis et deux de ses collaborateurs en ont profité pour m’alerter. Cela fait donc un an que l’on cherche comment pérenniser le CTS. Je n’ai pas lancé l’idée d’un établissement public sans y avoir réfléchi. Mais je n’aurais pas porté le dossier sur la place publique s’il n’y avait pas eu cette question parlementaire. »
Également en charge de la Sécurité sociale, Martine Deprez ne voit pas d’un bon œil l’idée d’augmenter le tarif des produits sanguins : « On ne peut pas reporter le problème sur la CNS, qui, elle aussi, doit veiller à son équilibre. L’assurance maladie dépend d’une tripartite, je ne peux pas lui dire de payer deux millions en plus. » La ministre veut tempérer les craintes suscitées par son annonce : « Aucune option n’est écartée pour l’instant. Des pourparlers formels sur la piste de l’établissement public seront entamés au début de l’année prochaine », répond-elle à une nouvelle question de Djuna Bernard. Martine Deprez ne s’avance donc pas sur le transfert du personnel, sur le calendrier législatif ou sur le budget de la nouvelle structure. « Ce n’est pas la première fois qu’un établissement public se crée, y compris avec une mission nationale de service public. Le dernier en date, et pas le plus mince, c’était le CGDIS. On a l’expérience », balaye-t-elle.
De son côté, Michel Simonis se dit « tout à fait ouvert à discuter sur ce montage et à l’écoute pour avoir les détails de ce projet. » Il note cependant que la Croix-Rouge est fortement liée à l’activité du don de sang dans l’esprit du public, et ce partout dans le monde. Le Fédération internationale des sociétés de la Croix-Rouge, située à Genève, nous informe que « dans 96 pays, ses entités nationales collectent le sang ou sont responsables des banques de sang ». Le directeur considère donc que la « proximité physique » avec la Croix-Rouge doit être maintenue, notamment pour l’accueil et le confort des donneurs. Parce qu’on n’a pas encore inventé le sang synthétique et que la péremption des poches est de 42 jours à partir de la collecte, les donneurs sont chouchoutés et remerciés. « La fidélisation des donneurs est un travail de fond. Je pense que beaucoup de gens sont sensibles à l’idée de donner à la Croix-Rouge et pas à une autre structure. Ils apprécient que ce soit notre présidente, la Grande Duchesse qui distribue les diplômes et des médailles. » Simonis ajoute qu’on ne peut pas transiger sur la qualité : « Il faut qu’on puisse toujours fournir aux hôpitaux des produits de première qualité en quantité suffisante »,
La ministre comprend que le lien avec la Croix-Rouge, « c’est historique, c’est culturel, c’est personnel, c’est émotionnel ». Elle veut maintenir ce lien : « Dans la future maison de la Croix-Rouge qui est en construction à Howald, il y a une grande superficie destinée au CTS, pour l’accueil des donneurs, mais aussi pour les stocks et les labos. Les donneurs et les bénévoles entreront toujours dans la même maison, avec l’enseigne de la Croix-Rouge au-dessus. »
L’attachement symbolique à la Croix-Rouge devrait donc être maintenu. Mais l’externalisation du service de transfusion s’inscrit dans le débat sur la relation entre l’État et le secteur conventionné du domaine social, débat, né à la suite de l’affaire Caritas. « On pose la question de savoir ce qui doit être pris en charge par l’État ou pas », résume Michel Simonis. « Les acteurs de la société civile détectent des besoins et trouvent des réponses. Ils font appel à l’aide de l’État pour financer ces solutions. Est-ce que ça doit absolument passer par des établissements publics ? Je crois que non. On ne va pas étatiser les scouts ou fonctionnariser les hôpitaux ! »