Les héritiers de l’ancien Garage Jean Muller jouent la montre pour échapper à l’obligation qui pèse en partie sur eux de faire décontaminer le site de la route d’Esch, alors même que la Ville de Luxembourg a approuvé fin janvier le plan d’aménagement général (PAG), en reclassant deux îlots (comprenant plusieurs propriétaires) bordant la rive droite de la route d’Esch en zones mixtes et en zones d’habitation. L’étape suivante sera la procédure du plan d’aménagement particulier (PAP) fixant les volumes et les mètres carrés à construire sur cette zone. Une question de mois, selon les services d’urbanisme de la Ville de Luxembourg.
Récalcitrants à financer la décontamination du site de la route d’Esch, les héritiers du fondateur du garage, qui fut déclaré en faillite il y a quatre ans, le 23 mai 2007, cherchent à échapper aux « injonctions » du ministère du Développement durable, qui entend pourtant leur faire endosser une partie de cette responsabilité sur la base de la loi modifiée du 17 juin 1994 relative à la prévention et à la gestion des déchets.
Un habile ficelage juridique, construit d’ailleurs bien avant la faillite de l’ancien concessionnaire Opel au Luxembourg devait leur permettre de « lâcher » sans douleur l’activité de réparation et de vente d’automobiles pour ne plus se focaliser, comme le font d’ailleurs bon nombre « d’entrepreneurs » luxembourgeois, que sur la gestion du patrimoine immobilier (d’Land du 17/08/2007). Une véritable pépite d’or.
Lorsque le Garage Jean Muller fit faillite il y a quatre ans, son actif se résuma en un stock de voitures et de pièces détachées (le liquidateur récupéra 2,3 millions d’euros), l’immeuble qui l’abritait ayant été placé dans une structure juridique totalement déconnectée de l’exploitation, sous le nom d’Immobilière François Muller (IFM). Peu après la vente publique qui avait permis de payer les salaires (à l’exception des primes et autres rémunérations extra-légales) des quelque 80 salariés du garage, l’ancien atelier fit place à un nouveau locataire venant du commerce de l’ameublement, puis à une autre entreprise, toujours dans les meubles, où les clients n’ont pas l’air de se bousculer.
Ces locataires successifs ont en tout cas donné un bon prétexte économique pour ne pas redonner une virginité écologique au site de la route d’Esch, comme la loi commodo/incommodo l’impose après une cessation d’activité industrielle susceptible d’avoir souillé les sols. À ce premier dispositif se greffe la loi sur les déchets. Deux armes dont les autorités se servent pour faire faire le nettoyage du terrain avant une éventuelle valorisation.
Le bilan 2008 d’IFM (dernier disponible, ce qui n’est pas régulier d’ailleurs) renseigne sur des résultats reportés de 6,573 millions d’euros et d’un « petit bénéfice » de 172 636 euros. Les bilans d’une autre structure parallèle, disposant d’administrateurs identiques, Société de participations François Muller (SPFM) font état de pertes de 1,3 million d’euros en 2008 et d’un peu plus de 100 000 euros en 2009. En raison du « caractère incertain » de la procédure de faillite, les dirigeants de cette société prirent en compte dans l’exercice 2008 une correction de valeur de 1,3 million d’euros qui porta en fin d’exercice le total des corrections de valeur à plus de cinq millions d’euros et à 5,1 millions fin 2009.
La faillite du Garage Muller a donné pas mal de fil à retordre jusqu’ici à son curateur, l’avocat Gaston Stein, dont les faits et gestes ont été scru-tés à la loupe par le ministère du Développement durable ainsi que par certains anciens salariés du garage, impatients de pouvoir enfin tourner la page.
Peu après le jugement de faillite, ce fut Lucien Lux qui dut sortir de son rôle (il était alors ministre de l’Environnement et il a agit un peu comme s’il avait le portefeuille du Travail), en obligeant le liquidateur, à verser leurs salaires légaux aux employés, ce que le liquidateur Gaston Stein hésita à faire en raison des nombreuses incertitudes juridiques pesant sur le dossier. L’un des grands points d’interrogation était celui de la responsabilité de la décontamination de l’ancien site industriel. Qui va en payer les frais : le curateur de la faillite ou les propriétaires du site à travers la sàrl IFM ? Le ministère du Développement durable, après que des recours aient été tranchés par les juridictions administratives, a clairement désigné les propriétaires, présentés comme les détenteurs des déchets, et à ce titre responsables des travaux de décontamination. Mais ce choix est évidemment contesté par les intéressés eux-mêmes, qui renvoient la balle au curateur de la faillite du garage (exploitant), alors qu’ils sont loin d’être des manants.
Quatre ans après, le successeur de Lucien Lux aux commandes de ce qui est désormais devenu le ministère du Développement durable, Marco Schank, doit lui aussi se battre contre plusieurs fronts qui ne sont pas directement liés à l’environnement : il a hérité, outre de la question sensible de la décontamination du site, du problème au moins aussi délicat du paiement du solde des rémunérations du personnel du garage. Une trentaine d’anciens salariés attendent ainsi le versement de 300 000 euros correspondant à des primes et indemnités (ne relevant pas du même degré de priorité que les salaires, déjà payés) qui ne leur ont toujours pas été versées. Marco Schank a déjà tenté un forcing auprès du liquidateur au mois d’août dernier, après avoir reçu une délégation d’anciens du Garage Muller réclamant le règlement définitif du volet social de l’affaire. Rien ne s’est passé depuis lors, l’avocat, sans doute soucieux de conserver un peu d’argent de côté au cas où il devrait assumer seul les frais de décontamination du site, disant attendre l’issue d’un litige avec les héritiers « Muller », avant de mettre la main au pot.
Le tribunal administratif vient de trancher ce litige, mais compte tenu de la ténacité dont les héritiers ont fait preuve jusqu’à présent pour bloquer les décisions du ministère du Développement durable au sujet du financement de la remise en conformité du site, la bataille procédurière risque de s’éterniser devant les tribunaux.
À l’origine du recours, la mise en cause par les trois associés de IFM d’un arrêté ministériel de décembre 2009 les enjoignant d’établir « un plan de travail relatif à la remise en état du site » après la cessation d’activité. Cette décision fut précédée de deux autres arrêtés ministériels concernant toujours IFM et réclamant des mesures identiques. Mais suite à un concours de circonstances et un changement de siège social de la sàrl., mal enregistré par le notaire, les courriers envoyés par le ministère furent retournés à l’expéditeur. Aussi, pour contourner la difficulté « technique », le ministre du Développement durable choisit d’envoyer une notification de ses deux précédent arrêtés aux trois associés de la sàrl. IFM. Une discussion fut alors déclenchée devant les juges administratifs pour déterminer la portée juridique du troisième arrêté ministériel visant les associés, puisqu’en droit, c’est la société, et non pas eux à titre personnel, qui est considérée comme « détentrice des déchets ».
Sans surprise, le tribunal administratif a déclaré, le 25 janvier dernier, irrecevable le recours des trois associés de IFM. Ils peuvent encore saisir la Cour administrative. Et même, lorsque cette procédure sera épuisée, rien ne pourra les empêcher de faire durer le plaisir et lancer des recours au nom, cette fois, de la sàrl. pour mettre en cause le fonds de l’affaire.
Du point de vue de l’environnement, le dossier du Garage Muller n’est pas prioritaire pour le ministère du Développement durable, dans la mesure où la contamination par hydrocarbures et métaux lourds (dans les remblais), qui a été clairement identifiée par une première étude du bureau luxembourgeois Sol Étude publiée en mars 2009, ne présente pas de risque de « contagion » de la pollution.
Le volet social et le paiement des 300 000 euros aux ex-employés pour solde de tout compte semblent, à l’heure actuelle, davantage préoccuper les autorités. La dernière entrevue entre le curateur et la délégation des ex-employés remonte au mois de mars 2010 pour la récupération des montants encore impayés. Le médiateur Marc Fischbach a également été appelé à la rescousse, mais il a fait comprendre aux représentants des anciens salariés du garage qu’ils étaient en concurrence avec les administrations (considérées comme des créanciers privilégiés) pour la récupération de leur argent. Le montant des créances garanties par un privilège dépassait en mars 2010 le million d’euros. Le curateur dispose de plus de deux millions dans la caisse, mais il lui faut aussi se rémunérer pour son travail et rembourser la dette des administrations fiscales.
Les frais de la décontamination du site, s’ils devaient être pris en charge totalement par la liquidation et non les propriétaires, risquent de peser encore plus lourd et peut-être compromettre les chances des anciens salariés du garage de recouvrir les montants qui leur sont dus. « Le coût de la remise en état, bien qu’il ne soit pas encore définitivement chiffré, est tel qu’il absorbe l’intégralité de l’actif de la faillite, laquelle, en pareil cas, risque d’être clôturée pour absence d’actifs », relevait, il y a un an, le médiateur Marc Fischbach.
Politiquement, le dossier est donc sensible, malgré son ancienneté. « Le règlement des salaires des employés est la préoccupattion majeure du ministre Schank », indique-t-on dans son entourage. Mardi 1er mars, le ministre a relancé énergiquement l’Immobilière François Muller en lui faisant « injonction » d’exécuter ses arrêtés de décembre 2009.En août dernier, après une entrevue quelques jours plus tôt avec des représentants des ex-salariés et du syndicat OGBL, Marco Schank avait par ailleurs écrit au curateur en lui rappelant son « devoir » de payer le reliquat des créances salariales. « Au regard des décisions de justice et du recours actuel (celui des trois associés d’IFM qui a été tranché fin janvier en première instance par la juridiction administrative, ndlr.), je vous confirme que je ne m’oppose pas au paiement immédiat et intégral des anciens salariés ».
Le liquidateur n’a pas encore réagi. Il attendait sans doute les résultats d’une seconde étude, réclamée par les autorités, pour déterminer le prix de la remise en état des terrains, avant de casser la tirelire. Cette étude devait être finalisée pour le mois de décembre 2010, mais le Land n’a pas été en mesure de joindre le liquidateur Stein pour s’enquérir de l’évolution d’un dossier qui sent l’enlisement à plein nez.