Payés pour être « paranos », les compliance officers doivent anticiper les risques que représente la nouvelle clientèle HNWI

Trouble-fête

d'Lëtzebuerger Land du 24.06.2016

Si on devait établir un profil psychologique du relationship manager d’un côté, et du compliance officer de l’autre, on aboutirait à des couples antinomiques : dynamique contre freineur ; agressif contre procédurier ; téméraire contre prudent. La tension entre les deux types de banquiers est systémique, préprogrammée. Du moins sur le court terme, leurs intérêts divergent. Pour toucher ses bonus, le chargé de la clientèle court le monde à la recherche de nouveaux avoirs et de clients à démarcher. À ses yeux, le compliance officer a un « immense pouvoir de nuisance », celui de refuser une de ses conquêtes. Le déontologue, lui, a tout intérêt à être circonspect et pédant. Il est payé pour être parano et anticiper les risques légaux et « réputationnels » ; un cas de blanchiment engage sa responsabilité pénale. (Même si, au Luxembourg, aucun compliance officier n’a jusqu’ici été condamné ou sanctionné.)

« La loi leur donne une autorité, mais ils ne sont pas aimés », estime l’avocat Thierry Pouliquen, spécialisé dans l’anti-blanchiment. Dans son vadémécum La lutte contre le blanchiment d’argent (2014), il s’essaie à un portrait-robot des compliance officers. Certains montreraient « un attachement particulier à la dimension morale de la lutte anti-blanchiment », d’autres seraient attirés par la « fonction policière » et le « goût de l’investigation ». Les déontologues auraient donc un ethos professionnel divergeant de celui de leurs collègues-banquiers : « Certains se considèrent comme les principaux contributeurs à la lutte contre l’argent sale, exerçant ainsi une fonction jugée étrangère à leurs métiers d’origine. » Par mesure de protection face aux pressions de leur hiérarchie, ils ont un lien direct au Conseil d’administration de la banque ; et, pour éviter tout conflit d’intérêts, la plupart refusent de rencontrer le client. Alors que, par le passé, ils empruntaient les courtes et informelles voies grandes-ducales, échangeant des informations entre collègues autour d’une bière – « ce n’était pas très kasher, mais c’était très efficient », estime un banquier –,les compliance officers préfèrent désormais suivre des procédures fixes et standardisées. « Monsieur et Madame ‘Non’ » ; pour le président du Private banking group de l’ABBL, Pierre Etienne (par ailleurs administrateur délégué de Pictet & Cie), ce serait là une image erronée. Le profil, dit-il, aurait beaucoup évolué : Le compliance officer nouvelle génération serait à la fois le « gardien du temple de la réputation » et un « business partner », prenant en compte la stratégie commerciale de la banque. En théorie, le refus du compliance officer a valeur de veto. Or, à un moment où le private banking bat de l’aile, a-t-il la liberté de dire « non » à un HNWI pesant des dizaines de millions d’euros ?

En juillet 2013, Sue Shelley est licenciée. La responsable compliance de HSBC Private Bank Luxembourg avait trente ans d’ancienneté dans le groupe et avait fait le tour des paradis fiscaux (dont Jersey et les Îles Caïman) avant d’atterrir au Luxembourg en 2010. La raison de son éviction, dira-t-elle, aurait été d’avoir critiqué en interne les procédures de la banque en matière d’évasion fiscale. À l’hebdomadaire The New Yorker (édition du 30 mai 2016) elle déclarera que, face à l’attrait des profits, « compliance really took a back seat ». Ceux qui posaient trop de questions sur des grands dépôts d’origine douteuse auraient été mis à l’écart. Chroniquement en manque de personnel, la compliance aurait été considérée en interne comme « a business-prevention department » : « We kept finding more and more red flags that we didn’t have the resources to address », dit-elle. Sans se prononcer sur le fonds de l’affaire, la justice luxembourgeoise jugera son licenciement « abusif ». (Détail non inintéressant : entre 1994 et 2011, le deputy CEO de la HSBC Private Bank Luxembourg n’était autre que Claude Marx, l’actuel dirigeant de la CSSF.)

« Des situations très tendues peuvent naître entre un compliance officer et la direction de son employeur », note Thierry Pouliquen dans son vadémécum. « Considérés comme esprits tatillons ou excessivement zélés, voire contre-productifs, des compliance officers peuvent se voir reprocher d’exercer leur mission. Cette situation peut mener à l’extrême et provoquer la rupture d’un contrat de travail. » Leur rôle est d’autant plus délicat qu’ils sont juridiquement contraints de rapporter tout soupçon de blanchiment à la Cellule des renseignements financiers (CRF). Or, dans un milieu encore marqué par la culture du secret, une dénonciation aux autorités risque d’attirer l’opprobre. L’employé se retrouve ainsi pris entre deux feux : le risque d’une poursuite pénale et celui d’un licenciement. La quatrième directive anti-blanchiment, qui sera transposée d’ici juin 2017, aurait grandement facilité la vie de Sue Shelley. L’article 38 stipule que, du standardiste au directeur, les employés « qui signalent, en interne ou à la CRF, un soupçon de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme soient protégés de toute menace ou de tout acte hostile, et en particulier de toute mesure préjudiciable ou discriminatoire en matière d’emploi ».

Du temps du secret bancaire et de l’argent non-déclaré, la place financière avait sous la main une clientèle captive et soumise. L’avantage compétitif (zéro pour cent en impôts) était tellement énorme et évident que les banques luxembourgeoises pouvaient se permettre de prélever des commissions prohibitives pour des services assez médiocres. Chassées de leur niche de souveraineté, elles sont désormais exposées au level-playing-field et s’aventurent sur de nouveaux marchés à forte croissance. À partir de 2004, les deux ex-ministres des Finances et de l’Économie, Luc Frieden (CSV) et Jeannot Krecké (LSAP), avaient commencé à agressivement promouvoir la place financière en Russie, en Chine et sur la Péninsule arabique. Les banques suivirent le mouvement.

La banque privée vivait grâce à des dizaines de milliers d’évades fiscaux low-cost, elle dépend désormais de quelques centaines d’ultra-riches. Ces quatre dernières années, les avoirs sous gestion de clients hors UE ont progressé de 18 à 32 pour cent. Il y a quelques mois, l’ouverture d’une enquête sur le détournement de plusieurs centaines de millions de dollars issus du fonds public malaisien, et passant par une société offshore hébergée au Limpertsberg chez la Banque privée Edmond de Rothschild, a donné un aperçu des nouveaux risques. Selon les reporters de Cash Investigation, Marc Ambroisien, l’ancien directeur de la banque, aurait poussé à accueillir les fonds aux origines douteuses. Dans une interview accordée au Wort il y a deux semaines, le nouveau directeur de la CSSF, Claude Marx, avait mis en garde ses ex-collègues : « Les banques ont un défi en termes de rentabilité. Pour le combler, certaines banques se tournent vers de nouveaux clients et de nouveaux marchés. [… Elles] s’intéressent aux clients très riches, à ceux qui ont dix ou cent millions d’euros, voire plus, mais tout cela comporte des défis pour connaître le client et les transactions. » Le démarchage des gros clients HNWI comporterait-il donc de gros risques judiciaires ? « L’une ou l’autre déconvenue me paraît inévitable », estime le fiscaliste Alain Steichen. Et d’ajouter : « Mais est-ce une raison pour ne rien faire ? Je ne le pense pas ».

Les petites banques, asphyxiées par une baisse de la rentabilité, semblent d’avantage prêtes à prendre des risques. Lorsqu’ils rachètent le portefeuille de clients privés d’une petite banque, les repreneurs sont souvent alarmés par des clients provenant d’États dont les arcanes du pouvoir et les réseaux économiques leur paraissent illisibles. Normalement, ils préfèrent terminer la relation. Les compliance officers auront beau consulter les bases de données comme « World Check » ou « Factiva » pour identifier les PEP (politically exposed person) et les UBO (ultimate beneficiary owner), ils pourront même embaucher des enquêteurs privés sur place, il restera toujours une part d’incertitude. Car démêler les enchevêtrements politico-économico-familiaux d’une pétromonarchie ou d’une kleptocratie est assez incommode.

Dans les années 1980-2000, les compliance officers étaient vus comme des scribes ternes, assignés à de mesquines tâches techniques, vérifiant que le client avait signé et daté les documents aux bons endroits. Or, face à l’insécurité juridique que provoquent des règles anti-blanchiment de plus en plus sévères, face aussi aux scandales médiatiques à répétition, le métier longtemps déconsidéré a gagné en importance. « Les compliance officers ont pris le dessus », constate un banquier privé. Dans l’organigramme, les déontologues sont devenus les « gatekeepers ». C’est un des rares domaines où les banques embauchent et, sur le marché du travail, leurs profils comptent parmi les plus en demande. Les départements compliance grossissent à vue d’œil. Dans les grandes banques, on retrouve souvent une vingtaine d’employés. (Il y en aurait actuellement à peu près un millier sur la place financière, selon le président de l’Association luxembourgeoise des compliance officers, Thierry Grosjean.)

Dans la pratique, l’autorité des déontologues est souvent liée au facteur humain. Pouliquen estime ainsi qu’« un compliance officer en-dessous de quarante ans, ça passe difficilement ». Pour s’imposer « contre les petits jeunes qui ont faim et qui veulent leur bonus », pour avoir « le flair et ne pas se faire berner », il faudrait une certaine expérience. D’après d’autres, beaucoup dépendrait de la direction de la banque. Si celle-ci endosse un rôle commercial actif, si le CEO démarche personnellement le client et le côtoie aux courses hippiques ou sur le terrain de golfe, le compliance officer aura plus de mal à s’imposer. Enfin, il y a « l’appétit du risque » de la banque. Il n’est pas rare qu’un client refusé à une banque, avenue Kennedy, soit accepté auprès d’une autre, boulevard Royal (ou inversement).

L’affaire Oostvogels-Winzen est venue rappeler que les banques luxembourgeoises ne se situaient pas exactement à l’avant-garde de la lutte anti-blanchiment. Au début des années 1980, Karl Rudolf (dit Rudi) Winzen avait été une des chevilles ouvrières des Écolos belges dont il devient un des premiers permanents. En 1989, il se reconvertit en « consultant en gestion écologique de l’entreprise ». Pour le compte de l’industrie cimentière, le lobbyiste achètera des « informations confidentielles » aux fonctionnaires de la Cour de Justice européenne. En 1998, assisté par l’avocat luxembourgeois Stefan Oostvogels, il avait mis en place un montage offshore combinant, selon le magazine belge Médor, « l’anonymat dont jouissent les actionnaires d’une société offshore aux Îles verges britanniques, l’absence d’obligation légale d’y tenir une comptabilité, le bon vieux secret bancaire suisse et la ‘bienveillante négligence’ des banquiers luxembourgeois. » Via 65 fausses factures, émises par un prestataire de « services de facturation » suisse (et libellées « Leistungen in den Bereichen Entsorgungspolitik und Klimapolitik »), l’argent transitera de la société offshore sur le compte de Winzen.

Maître Oostvogels avait recommandé à son client un banquier de confiance auprès de la Fortis-BGL. Lors du procès en avril 2015, le substitut du procureur d’État demande à Winzen s’il avait rencontré un problème auprès de la BGL. Selon Paperjam, le lobbyiste aurait répondu : « Pas du tout. L’avocat a téléphoné à l’agence Gare à telle personne… ça n’a posé aucun problème. » À aucun moment, le banquier ne semble s’être posé de questions ; ni lorsque le client ouvre deux comptes aux noms de sociétés offshore, ni lorsque l’argent transite en boucle d’un des comptes BGL à un autre (en passant par la Suisse), ni lors d’un des cinquante retraits en liquide par tranches de 20 000 euros. En 2007, une déclaration de soupçon finira par lever le voile. Elle ne proviendra pas de la BGL, mais d’une filiale liégeoise de ING où Winzen avait versé une partie de l’argent luxembourgeois.

En mai 2015, l’avocat d’affaires et le « conseiller éco-économique » écopent de six mois respectivement douze mois de prison (avec sursis). La condamnation sonnait comme un avertissement aux centaines d’avocats, experts comptables et banquiers qui avaient assisté leurs clients à concocter des sociétés-écrans, sans poser de questions sur leur finalité. Le cas Oost-vogels était donc aussi banal qu’exemplaire. Sa faute (impardonnable) avait été d’être malchanceux. Face aux enquêteurs, son client était passé aux aveux, avait tout déballé. Il est d’autant plus difficilement compréhensible pourquoi l’enquête ne fut pas poussée plus loin. Le jugement note simplement que « le dossier ne contient que très peu d’informations relatives à l’identité des personnes auprès desquelles des informations ont été achetées et quant à la nature de ces informations. » Ni les banquiers luxembourgeois, ni les fonctionnaires européens, ni les cimentiers belges ne furent poursuivis.

Bernard Thomas
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