Les centres délocalisés par l’Italie de l’autre côté de l’Adriatique ont ouvert à la mi-octobre, mais n’ont toujours pas accueilli le moindre demandeur d’asile

Le « plan Albanie » de Meloni tombe à l’eau

Giorgia Meloni et Edi Rama le  5 juin 2024 pour l’inauguration du centre de rétention de Shengjin (Albanie) géré par l’Italie
Foto: AFP
d'Lëtzebuerger Land vom 22.11.2024

Le 4 novembre, les garde-côtes italiens ont intercepté un groupe de plusieurs dizaines de personnes au large de l’île de Lampedusa, entre la Tunisie et la Sicile. Tous ont été transférés à bord du navire militaire Libra, où une « procédure de vérification » a eu lieu. L’objectif : déterminer qui parmi eux pourrait être envoyé vers l’Albanie. En vertu de l’accord signé fin 2023 entre Rome et Tirana, seuls les hommes majeurs, en bonne santé physique et mentale, n’ayant pas subi de violences ou de traite et originaires de pays considérés comme sûrs sont éligibles à ces transferts le temps de l’étude accélérée de leurs demandes d’asile. Une externalisation de la gestion des flux migratoires inédite au sein de l’Union européenne, mais qui pose de nombreuses questions, notamment en cas d’expulsion pour ceux qui seront déboutés.

Finalement, à peine huit d’entre eux, venus d’Égypte et du Bangladesh, ont repris la mer à bord du patrouilleur, qui a mis le cap vers le port de Shëngjin, à plusieurs centaines de milles marins de là. Un périple aussi dispendieux que polluant pour un si petit groupe, comme l’ont relevé des médias des deux rives de l’Adriatique. D’autant plus qu’aucun migrant n’a pu rester en Albanie. L’un d’eux a très vite été rapatrié vers l’Italie : la visite médicale a mis en évidence sa « vulnérabilité ». Les sept autres ont ensuite connu le même sort après qu’un tribunal de Rome a suspendu, le 11 novembre, leur détention. « Ils ne peuvent pas rester dans les centres, mais ils ne peuvent pas non plus être laissés libres sur le territoire albanais », résume le Corriere della Serra.

Le bras de fer continue

Pour justifier leur décision, les juges ont rappelé l’obligation constitutionnelle qu’a l’Italie de se conformer au droit européen et ils ont donc saisi la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE). L’institution basée à Luxembourg devra trancher. Le point d’achoppement concerne la liste des « pays sûrs » d’origine des demandeurs d’asile. Voilà qui est crucial : seuls les requérants dont les demandes d’asile traitables en procédure accélérée – 28 jours maximum – sont éligibles à une détention dans les centres délocalisés en Albanie. Or, ce n’est pas le cas pour ceux venant d’un pays dit non sûr. Quant à la définition de ce qu’est, ou non, un pays sûr, voilà l’autre clarification que demandent les magistrats italiens à la CJUE depuis déjà plusieurs semaines. Ce motif a été invoqué lors du premier transfert, invalidé à la mi-octobre, et dans plusieurs autres décisions concernant des migrants arrivés sur le sol italien.

Le « plan Albanie » vanté par Giorgia Meloni est-il en train de tomber à l’eau après avoir accumulé les retards dans sa mise en place ? Ulcérés par les revers judiciaires qui s’accumulent, la présidente du Conseil et ses alliés d’extrême-droite dénoncent une « justice politique » qui œuvrerait « contre les Italiens et leur sécurité », selon les mots de Matteo Salvini... Lui-même encourt six ans de prison pour séquestration de personnes et abus de pouvoir lorsqu’il avait, en tant que ministre de l’Intérieur, empêché le navire de l’ONG Open Arms d’accoster à Lampedusa en 2019. De leur côté, les magistrats réfutent ces accusations de partialité et se rangent derrière le droit. Le gouvernement a bien tenté de leur faire manger leur chapeau en adoptant en urgence un décret le 21 octobre modifiant la liste des « pays sûrs ». L’Italie reste toutefois en porte-à-faux avec le droit européen puisqu’y figurent toujours l’Égypte, le Bangladesh et la Tunisie, contrairement à la liste publiée deux semaines plus tôt par la CJUE.

« Farce inhumaine »

En outre, les magistrats italiens rappellent que « le système de protection internationale est, par nature, un système juridique de garantie pour les minorités exposées » et que les demandes d’asile devraient être examinées indépendamment du fait de venir d’un pays sûr ou non. Il faut donc comprendre qu’aucune demande ne pourrait donc être étudiée en procédure accélérée et qu’aucun requérant ne pourrait, de fait, être détendu dans les centres délocalisés en Albanie.« L’Allemagne nazie était un pays extrêmement sûr pour la grande majorité de la population allemande : à l’exception des juifs, des homosexuels, des opposants politiques, des personnes roms et d’autres groupes minoritaires », soulignent-ils dans un communiqué publié le 25 octobre, en ajoutant que « la même chose pourrait être dite de l’Italie sous le régime fasciste ». Du côté des associations de défense des droits humains, elles aussi dans le viseur de l’extrême droite au pouvoir à Rome, on se félicite de décisions de justice qui mettent du plomb dans l’aile à cet accord controversé conclu avec l’Albanie d’Edi Rama, dont l’objectif est de favoriser son intégration européenne. « Combien de temps encore le gouvernement italien continuera cette farce inhumaine ? », s’interroge par exemple l’ONG Sea Watch, qui assure le sauvetage de migrants en mer et vient de déposer plainte contre l’État italien pour non-assistance à personnes en danger lors d’un naufrage qui a fait 21 morts le 2 septembre dernier.

En Albanie, le média en ligne indépendant Lapsi fait de son côté remarquer les différences majeures qui existent entre l’indépendance des institutions sur chaque rive de l’Adriatique comme l’illustre ce dossier. L’hiver dernier, la Cour constitutionnelle albanaise, saisie par l’opposition concernant une possible perte de souveraineté vu le statut d’extra-territorialité de ces centres ad hoc, s’est empressée de valider l’accord conclu par le gouvernement d’Edi Rama. À l’inverse, côté italien, les coups de boutoir de Giorgia Meloni pour imposer son « plan Albanie » n’ont pas fait plier la justice, l’un des trois piliers du pouvoir en démocratie. « Giorgia Meloni est peut-être Premier ministre, mais elle a reçu quelques gifles de la part des juges de Rome, car personne ne peut être au-dessus des lois. Pas comme en Albanie, où ce sont généralement les juges qui reçoivent les gifles », conclut Lapsi.

Des centres vides qui coûtent déjà très cher

En Italie, d’autres critiques se font aussi entendre contre le coût exorbitant - 670 millions sur cinq ans – de ces deux centres délocalisés de l’autre côté de la mer Adriatique, censés accueillir chaque année 36 000 demandeurs d’asile et pour lesquels 65 millions ont déjà été déboursés. Des députés d’opposition ont saisi la Cour des comptes, en dénonçant un possible « préjudice financier » pour l’Italie, surtout avec ces transferts avortés, tandis que d’autres se désespèrent de voir gaspillés « des fonds qui auraient pu servir pour la santé ». Pourtant, les arrivées ont été très nombreuses ces dernières semaines en Italie, avant que les températures chutent et que les traversées en mer deviennent encore plus périlleuses durant l’hiver. Alors que plusieurs milliers d’exilés ont débarqué, moins d’une dizaine ont été envoyés en Albanie, d’où ils ont vite été rapatriés vers l’Italie. « À ceux pour qui les centres en Albanie sont le tournant de la lutte contre les trafiquants, n’avez-vous pas l’impression de vous faire rouler par Meloni et ses acolytes ? », s’interroge sur X la journaliste de La Republicca, Alessandra Ziniti. Selon les informations de son journal, le gouvernement Meloni a déjà discrètement décidé de réduire la voilure : 50 des 220 employés des centres albanais vont revenir en Italie alors même que 295 postes étaient initialement prévus. Guère étonnant vu que ces installations sont vides et vont encore le rester, au moins le temps que la CJUE se prononce. Lors de leur ouverture, il y a un mois, la présidente conservatrice de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, promettait de « tirer les leçons de cette expérience » qualifiée d’innovante. On ne l’a plus entendue depuis, alors que ce « plan Albanie » vire au fiasco.

Simon Rico
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