Les prises de positions concernant le projet de loi sur le surendettement illustrent bien le clivage qui traverse la société. Rien que les perceptions du phénomène et de ses causes sont fondamentalement différentes. Pour les uns, la déchéance des bons pères de famille tient juste au fait qu’ils n’ont pas su freiner leur appétit en menant un train de vie « inconsidéré ». La Chambre des fonctionnaires et employés publics pense que c’est même la règle générale, qu’il s’agit de « victimes de notre société de consommation caractérisée par un hédonisme généralisé et par un véritable culte des dépenses de prestige et de ‘standing’. » L’Association des banques et banquiers (ABBL) pointe du doigt les jeunes, qui, une fois adultes, sont « incapables de gérer leur propre budget ». C’est pourquoi il faudrait charger les écoles de leur enseigner la vraie valeur de l’argent pour éviter « l’insouciance et l’incompétence d’établir un budget familial ».
Cependant, la règle générale est tout autre. « Il n’existe pas de lien immédiat entre la consommation, le crédit et le surendettement », répète le Service d’information et de conseil en matière de surendettement (SICS) d’Inter-Actions asbl, qui vient de publier les derniers chiffres dans son rapport d’activité 2009. Il regrette même le fait que « malheureusement, il existe des définitions ou descriptions du phénomène qui ne correspondent plus à la réalité ». Les accidents de la vie comme la perte d’emploi, la maladie, la séparation d’un couple sont dans trois quarts des cas à l’origine du surendettement.
Et non pas la folie des grandeurs. Au Luxembourg, l’endettement des ménages est devenu une normalité – ne serait-ce que pour économiser des impôts. L’État n’y est donc pas pour rien. Un autre phénomène vient s’y ajouter : quatorze pour cent de la population vit en dessous du seuil de pauvreté – même avec un salaire stable, certains ménages ne sont pas à l’abri du surendettement si ce revenu ne suffit pas à couvrir les frais courants liés à la vie de tous les jours.
L’année dernière, les demandes d’informations et de conseil ont augmenté de trente pour cent, le Service en a enregistré 501. Dans 129 cas, un dossier a été constitué avec l’intervention du SICS auprès des créanciers pour négocier des arrangements de remboursement. Neuf demandes formelles d’admission à la procédure de règlement collectif de dettes ont été introduites – il y en a quinze en tout – et bon nombre de dossiers sont en préparation pour accéder à cette procédure. Six nouvelles requêtes ont été déposées auprès du juge de paix. Contrairement aux affirmations de l’ABBL, la grande majorité des personnes concernées (78 pour cent) n’est plus très jeune et a plus de 36 ans – il y a même des rentiers –, 47 pour cent sont en ménage et Luxembourgeois. 48 pour cent sont sans enfants et 91 pour cent sont issus de la région Sud du pays.
Et, phénomène nouveau, le Service note « un important accroissement du nombre de personnes, jusque-là minoritaires dans nos statistiques, sans emploi et sans revenus, c’est-à-dire hors circuit du marché du travail ainsi que de personnes en mesure de réinsertion et donc sans travail stable ». C’est dire le sérieux avec lequel certains créanciers ont dû traiter leur dossier avant de leur accorder un crédit.
Chambre des salariés, Union luxembourgeoise des consommateurs (ULC), Chambre des fonctionnaires et employés publics demandent plus de responsabilité sociale des établissements de crédit. L’ULC voudrait que le gouvernement s’attaque aux racines du mal en mettant en place les garanties juridiques d’un crédit à la consommation. La Chambre des salariés « invite les établissements de crédit à privilégier de nouveau une politique qualitative de conseil envers la clientèle au détriment d’une simple politique quantitative de maximisation des ventes de produits bancaires. »
La Chambre des fonctionnaires va plus loin encore en dénonçant « l’agressivité écoeurante avec laquelle certains prêteurs offrent des crédits aux personnes sans fortune et sans revenus significatifs » et les « méthodes musclées pour ensuite faire rentrer les créances en souffrances sont un autre chapitre plutôt honteux que les autorités luxembourgeoises devraient enfin examiner avec soin. » Elle propose aussi d’interdire « carrément comme malhonnête » la vente à tempérament, l’échelonnage du paiement d’un produit par des mensualités – à taux zéro en apparence, mais dont le bénéfice est assuré par des prix de vente surfaits. Selon le principe du pollueur payeur, le juge devrait pouvoir déclarer immoral et sans valeur le contrat conclu avec un créancier peu sérieux et annuler les dettes. Le gouvernement devrait aussi réduire de moitié le maximum légal en vigueur pour le taux annuel effectif global des prêts aux particuliers qui peuvent atteindre 18 pour cent par an, selon la Chambre des fonctionnaires.
Mais c’est sans doute trop demander. Dans sa réponse à une question parlementaire posée par le député Carlo Wagner (DP), le ministre des Finances Luc Frieden (CSV) a précisé en début de mois qu’il n’appartenait pas à l’État, « même s’il est actionnaire ou accorde une garantie à une banque, de s’immiscer dans la gestion quotidienne et notamment dans la fixation des intérêts débiteurs. Les intérêts sont en effet déterminés par le marché où joue la concurrence entre les établissements financiers. » Retour à la case départ donc, et la Chambre des fonctionnaires trouvera ses craintes confirmées, lorsqu’elle affirme que « la protection du consommateur reste – notamment dans le domaine des services financiers – assez sous-développée dans notre pays, où acteurs du monde bancaire exercent une influence trop forte sur le paysage politique et législatif ». Même attitude de la part de l’ULC qui maintient que « les dérives du système bancaire et financier, la présence massive de prêteurs non bancaires souvent à l’origine des crédits défaillants, l’ouverture des marchés et les flux financiers incontrôlés, la percée des nouvelles technologies de communication et d’achat sur Internet, n’autorisent plus notre pays à maintenir un encadrement réglementaire et de contrôle hyper-léger pour le crédit aux consommateurs ».
Autre son de cloche, évidemment, de la part de l’ABBL, relayée dans les grandes lignes par la Chambre de commerce, philosophes dans leur approche : « Soit on considère le consommateur comme un être incapable et irresponsable en lieu et place duquel l’État protecteur doit intervenir, soit on s’attache à dispenser une information honnête qui permet au particulier responsable de faire un choix en connaissance de cause. » On l’aura compris : va pour la deuxième option. Mais il ne faut pas demander aux banquiers de faire l’éducation de leurs clients. La faillite civile, qui constitue l’innovation majeure du projet de loi sur le surendettement – dont la commission parlementaire de la Famille vient d’ouvrir le dossier – permettra, après une procédure en trois étapes, d’effacer des dettes et la liquidation du patrimoine (d’Land du 3 avril 2009) pour les personnes dont la situation financière est irrémédiablement compromise. Cette nouveauté est, aux yeux des banquiers, pratiquement une aberration qui « comporte un certain caractère dégradant » et risque d’avoir des effets pervers et de nombreux inconvénients, car l’annulation de la dette « porte atteinte au principe de la force obligatoire des contrats » et finirait par « décourager l’offre de crédit ». De toute manière, cette mesure est superflue, vu le nombre réduit de dossiers traités par le SICS, poursuivent-ils. La faillite personnelle finira par déresponsabiliser les emprunteurs, « les personnes surendettées comptant désormais sur l’État pour résoudre leurs problèmes financiers », écrivent-ils, à peine un an après l’opération de sauvetage des banques par l’État, rétablissant le flux interbancaire et rouvrant la manne des liquidités.
La loi actuelle n’évite pas le surendettement, elle le gère, notent les responsables du SICS, c’est pourquoi il faut renforcer la prévention, informer les gens. Car « la situation demeure très fragile, la pression sur les salaires et l’emploi continue » et le phénomène touche aussi les classes sociales plus aisées. Mais le projet de loi ne permettra pas d’atteindre son objectif à cause de la lourdeur des procédures prévues, le manque de transparence et les délais qui ne sont pas clairs. Le Service préfèrerait aussi une décision juridique dès le départ, sur l’admissibilité d’une demande formelle pour renforcer la sécurité juridique, la transparence et surtout l’impartialité des décisions. Car la composition de la Commission de médiation ne l’est pas, selon la Chambre des salariés et le SICS : actuellement, le représentant du ministre est en même temps le président du Fonds national de solidarité qui est chargé d’accorder le revenu minimum garanti et le danger que les deux représentants des banques, siègeant également à la Commission, soient confrontés à des conflits d’intérêt n’est pas invraisemblable non plus.
Quoi qu’il en soit, l’ULC pense aussi que les modalités contenues dans le projet de loi ont un caractère dégradant, mais pas pour les mêmes raisons que les banquiers. Elle « souhaite exprimer avec force son désaccord profond avec l’approche moralisatrice et pénalisante du projet qui n’est manifestement pas apte à répondre au phénomène actuel du surendettement résultant de la crise profonde de notre système économique et financier. » Le gouvernement se positionnerait donc plutôt du côté des créanciers, car le postulat reste le même, écrit l’ULC : « c’est le comportement personnel du débiteur qu’il faut amender au lieu de mettre le doigt aussi sur d’autres responsabilités ».