Le sidérurgiste se rue sur le marché indien où les règles environnementales sont moins contraignantes qu’en Europe (laquelle deviendra bientôt un marché secondaire)

MittalArcelor

21 juin 2023 : Michel Wurth, Lakshmi Mittal, François Bausch (Déi Gréng),  Aditya Mittal, Xavier Bettel (DP)
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 15.11.2024

C’est un détail, mais il veut dire beaucoup. La semaine passée, lors de la présentation de ses résultats pour le troisième trimestre, ArcelorMittal a pour la première fois inclus les revenus de sa co-entreprise en Inde, AMNS, dans l’Ebitda du groupe. Le géant de la sidérurgie basé au Grand-Duché voit en le pays le plus peuplé du monde un « vecteur de forte croissance, avec des actifs bien positionnés pour grandir avec le marché local ». Les recettes générées par AMNS India ne représentent aujourd’hui qu’un dixième des revenus mondiaux du groupe
(162 millions de dollars contre 1,6 milliard au troisième trimestre). La production en Inde ne pèse que quatorze pour cent. Mais le projet est grand. Le groupe sidérurgique basé à Luxembourg entend profiter à plein de l’expansion économique de l’Inde pendant la prochaine décennie. « India is forecast to be the world’s third largest economy by 2028 with GDP in excess of $5 trillion ». La demande en acier devrait doubler.

Le groupe a acté l’investissement de 5,1 milliards de dollars pour son principal site indien, à Hazira (dans l’État du Gujarat, à l’Ouest du pays), pour faire passer la production de dix à quinze millions de tonnes annuelles d’ici 2026, « with a vision to scale up to 40 Million tonnes by 2035 », lit-on dans le dernier rapport annuel de AMNS India. ArcelorMittal a produit 28 millions de tonnes d’acier en Europe en 2023. C’est 49 pour cent de sa production mondiale. L’année dernière ArcelorMittal a livré 56 millions de tonnes d’acier. Toutes choses égales par ailleurs (et on voit mal la production européenne augmenter d’ici-là), la production d’AMNS India atteindra en 2030 les deux tiers de la production du groupe. « Les besoins en acier primaire (filière hauts fourneaux) sont beaucoup plus élevés en Inde qu’en Europe, où le marché est plus mature et où l’on recycle de plus en plus » (filière fours à arc électrique), analyse le directeur de la Fedil, René Winkin, face au Land.

ArcelorMittal détient soixante pour cent des parts de la joint-venture avec Nippon Steel en Inde depuis décembre 2019 et l’acquisition du sidérurgiste Essar. « We serve an array of contemporary industries (agriculture, automotive, infrastructure, defence, energy, etc.) and contribute to an Aatmanirbhar Bharat ». La communication d’AMNS reprend l’expression « Inde autonome », objectif stratégique fixé par le Premier ministre Narendra Modi depuis 2020 et la pandémie du Covid-19, notamment pour se rendre moins dépendant de la Chine. Comme le reste du groupe ArcelorMittal, AMNSI développe un modèle intégré verticalement, de la mine à la distribution du produit fini.

L’expansion du groupe passera aussi par des développements ex nihilo de hauts fourneaux. La presse indienne (non sans rappeler son homologue luxembourgeoise au sujet du centre de données Google à Bissen) feuilletonne la prochaine installation du projet greenfield à l’Est du pays, dans la région d’Odisha. L’État aurait déjà acheté les terrains pour le sidérurgiste pour qu’il y produise 24 millions de tonnes d’acier par an. Le média The Machine Maker parle d’un projet en deux phases pour atteindre 18 millions de tonnes d’acier produit par an, avec la construction d’un haut fourneau dans un premier temps. Chez ArcelorMittal, on temporise. Rien n’est encore signé.

L’Inde est déjà extrêmement polluée. Le smog se fige sur les villes. Les mousses toxiques recouvrent la surface des rivières. 73 pour cent de l’électricité indienne est générée à partir de centrales à charbon. S’en décrotter se révèle ardu. La Fondation Jean Jaurès soulève que l’Inde a refusé de signer l’accord scellé entre 116 pays à la COP28 car il prévoyait un abandon du charbon à côté du triplement des énergies renouvelables.

La production d’acier est responsable de sept pour cent des émissions annuelles de gaz à effet de serre. L’essentiel des émissions de CO2 provient de l’extraction du minerai de fer dans les hauts fourneaux alimentés au charbon. « Le charbon est le nœud du problème. Et la seule manière de le résoudre est de ne plus recourir aux hauts fourneaux », écrit l’organisation SteelWatch. Elle dénonce régulièrement les « shiny claims » du sidérurgiste luxembourgeois. Sur la bannière du site arcelormittal.com et toutes les communications du groupe figure le slogan « Smarter steels for people and planet ». Le premier onglet concerne la « climate action », le deuxième un « smarter future ». Par un intense lobbying, ArcelorMittal a glané de nombreux subsides publics en Europe et au Canada pour convertir ses infrastructures et produire un acier plus vert (d’Land, 8.3.2024). Le groupe a obtenu presque trois milliards d’euros en Union européenne pour passer à la technologie de réduction directe du fer (ou direct reduction of iron, DRI) sur ses sites espagnols de Gijon-Sestao (460 millions de financement public pour un coût d’un milliard), allemands de Bremen et Eisenhüttenstadt (1,3 milliard sur 2,5 milliards), français à Dunkerque (850 millions sur 1,8 milliard) et belge de Gant (280 millions sur 1,1 milliard). Il s’agit de remplacer le procédé du haut-fourneau avec le charbon comme agent réducteur par un autre agent réducteur. Dans un premier temps, le gaz. Plus tard, l’hydrogène. De cette manière, les émissions de CO2 sont fortement réduites.

En Europe, l’intensité en dioxyde de carbone s’élève à 1,67 tonne par tonne d’acier produite. L’objectif est de 1,11 en 2030. Aujourd’hui AMNS India produit 2,28 tonnes de CO2 par tonne d’acier brut. Le porte-parole du groupe fait valoir que c’est trente pour cent de moins qu’en 2015. Le but est d’atteindre 1,8 en 2030. Le site amns.in, s’ouvre, lui, sur la jeunesse indienne et le slogan « Smarters Steels, brighter futures ». Au pluriel donc, comme pour signifier qu’avant de penser environnement, on pense développement. Et business aussi. Dans l’Integrated Annual review, le groupe joue cartes sur table : « Chez ArcelorMittal, nous sommes déterminés à atteindre la neutralité carbone à terme. Mais nous sommes aussi déterminés à ce que notre entreprise reste profitable, avec un bon retour sur investissement ».

De fait, AMNSI n’envisage pas le même rythme de décarbonisation qu’ArcelorMittal. Le suivi environnemental des activités du groupe en Inde n’intègrera pas le Climate action report (dont la troisième mouture tarde depuis la dernière édition en juillet 2021), attendu au premier semestre prochain. AMNSI s’aligne avec l’objectif du gouvernement indien d’une neutralité carbone d’ici 2070, soit vingt ans plus tard que l’objectif du groupe et de l’Union européenne. AMNSI a son propre suivi. Mais la feuille de route du premier Climate action report India, publié en février 2024, reste vague : il prévoit seulement des partenariats pour atteindre la production d’un acier neutre en carbone d’ici 2070, via l’hydrogène vert ou le captage du carbone. L’Institute for Energy Economics and Financial Analysis (IEEFA) parle de décarbonisation à deux vitesses pour ArcelorMittal, avec une technologie de DRI adaptée pour l’hydrogène installée dans les pays développés tandis que le Sud Global, en développement, est condamné à des hauts-fourneaux fortement consommateurs en charbon et au pari sur des technologies de carbon capture qui n’ont pas encore fait leurs preuves.

Une réalisation en matière environnementale a toutefois été officialisée au cours de l’annonce des résultats intermédiaires la semaine dernière : la mise en service en septembre dernier de la première centrale d’énergie renouvelable (1 GW de solaire et d’éolien) créée par ArcelorMittal, en Inde justement, au service d’AMNSI, pour l’aider à honorer son engagement de réduire d’un cinquième ses émissions d’ici 2030 (de 35 pour cent en Europe). En plus de cela, AMNSI prévoit de recourir intégralement au réseau électrique intelligent (grid electricity), de doubler le recyclage de la ferraille (scrap steel) refondue et de surfer sur les progrès technologiques pour optimiser sa production. L’ONG SteelWatch critique le greenwashing en Europe, mais reste fair play : « ArcelorMittal is not the worst steelmaker in terms of climate efforts, but it is far from living up to its claim to sector leadership ». « Inclure le développement hauts fourneaux mettra beaucoup à mal le narratif de décarbonation », relève le lobbyiste Pascale Husting face au Land.

« Climate and industrial policies between regions not being aligned may lead to carbon leakage », relève ArcelorMittal avec une certaine ironie (ou franchise) dans une communication aux investisseurs. Pour René Winkin (de la fédération des industriels luxembourgeois), les Indiens, les Chinois, les Brésiliens et toutes ces nations ne vont pas mettre leur développement d’infrastructures « on hold en attendant les usines décarbonatées et les énergies (hydrogène et électricité) qui vont avec ». Des groupes comme ArcelorMittal mettraient donc à disposition des capacités industrielles supplémentaires type « state of the art, modernes mais pas encore décarbonatées, pour une période transitoire ». Le lobbyiste n’exclut pas non plus une certaine part de risque. Ces coûteuses usines auront seulement vingt ans en 2045 et pourraient être considérées comme stranded assets à un âge précoce, par les investisseurs ou du fait des législateurs. Selon un rapport du think tank E3G et du US Department for Energy datant de 2021, sans solution de captage du carbone, les hauts fourneaux doivent être éteints d’ici 2045 pour rester sur la voie de l’Accord de Paris (réchauffement limité à 1,5 degré), et aucun haut fourneau dépourvu de carbon capture ne doit être mis en marche après 2025, faute de quoi il deviendrait un actif échoué. ArcelorMittal n’est d’ailleurs pas la seule multinationale de l’acier à emprunter la route de l’eldorado indien. Au début de l’année, le groupe Tata a annoncé ouvrir un haut fourneau en Inde alors qu’il en fermait deux au Pays de Galles pour limiter ses émissions.

Le Luxembourg, État actionnaire, cautionne-t-il ce type d’investissement ? Sollicité mardi, le ministère d’État n’a pas répondu. L’État a perdu son représentant au conseil d’administration avec le pantouflage de l’ancien ministre de l’Économie Etienne Schneider (LSAP). (Michel Wurth est administrateur « non-indépendant »). Une bourde de l’ancien ministre de tutelle Xavier Bettel (DP) ? Dans le cadre des discussions autour du maintien du siège d’ArcelorMittal au Luxembourg en 2016, le Premier ministre avait fait du mandat d’un représentant de l’État au conseil d’administration une priorité « On m’a demandé si je voulais garder Jeannot Krecké. Je veux avant tout que ce soit un représentant de l’État », avait expliqué Bettel au Wort. (En commission parlementaire, le CSV avait manifesté son souhait d’automatiser la présence d’un représentant de l’État au board d’AM).

Le risque juridique se pose aussi face à l’entreprise. Les procès climatiques contre les multinationales se multiplient. Aucun n’a cependant porté ses fruits définitivement. Mardi, la justice néerlandaise a annulé en appel l’obligation faite en première instance au pétrolier Shell de réduire ses émissions carbone. Le 10 octobre, ArcelorMittal s’est fait taper sur les doigts par l’Oncle Sam pour son autre coentreprise avec Nippon Steel, aux États-Unis à Calvert (Alabama). Cette manufacture sidérurgique a plaidé coupable de violation du Clean Air Act et a accepté de payer 750 000 dollars d’amende. L’entreprise avait cessé de traiter ses émissions comme l’État le lui demandait.

Pierre Sorlut
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