Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les membres de l’Organisation des Nationalistes Ukrainiens (OUN) et de l’Armée Insurrectionnelle Ukrainienne (UPA) ont tenté d’occulter leur rôle dans la Shoah. Cet « enfumage » mémoriel continue jusqu’à aujourd’hui, et s’accompagne de pressions sur les historiens

Révisionnismes

Tombe d’Andriy Melnyk au  cimetière de Bonnevoie
Photo: Olivier Halmes
d'Lëtzebuerger Land du 15.11.2024

Ce vendredi de Toussaint, une trentaine de personnes sont venues rendre hommage à Andriy Melnyk au cimetière de Bonnevoie. En avril 2023, le collège échevinal avait décidé de prolonger la concession de la tombe qui est entretenue par l’Asbl Ukraïnka qui se présente comme « l’union des femmes ukrainiennes au Luxembourg ». Durant la commémoration, le prêtre Taras Bordiuk préside la cérémonie, accompagné par des familles portant des drapeaux ukrainiens et des vychyvanka, les chemises traditionnelles ukrainiennes. L’aumônier de l’Église gréco-catholique ukrainienne parle de l’importance de réfléchir aux idéaux de Melnyk. Il se remémore : « En 2013, je suis venu rendre hommage à Andriy Melnyk accompagné de mon professeur du Séminaire ». Parmi les participants, on retrouve Sydir Kizin, un ancien gouverneur régional et un politicien du parti d’extrême-droite Svoboda. Il affirme : « Melnyk est un symbole de la libération de l’Ukraine. Ses compagnons ont combattu les nazis, puis les communistes pendant dix ans. Détenus au goulag, ils se sont révoltés. » En 2015, Kizin était l’avocat d’un militant proche de Svoboda accusé d’avoir assassiné quatre policiers devant le Parlement ukrainien.

Après 1945, l’Union soviétique ne reconnaît pas la spécificité de la Shoah. Les victimes juives sont assimilées dans le total des victimes soviétiques de la guerre. Le régime veut instrumentaliser la guerre pour renforcer l’identité « soviétique » des peuples de l’URSS. C’est pour cette raison que Le Livre Noir, rédigé en 1945 par l’écrivain Ilia Ehrenbourg et par le reporter Vassili Grossman, ne sera pas publié. Ce livre aborde notamment le rôle des polices auxiliaires locales dans la Shoah en Union soviétique. Près de Kiev, le site d’exécution de Baby Yar, où 33 000 Juifs furent assassinés par balles par les nazis et par leurs collaborateurs ukrainiens, reste longtemps vide de tout signe de commémoration. Le poète dissident soviétique Ievgueni Ievtouchenko écrit en 1961 son poème Baby Yar dans lequel il dénonce cette absence mémorielle. Les autorités soviétiques construisent finalement un monument en 1976 où sont commémorées les « victimes soviétiques ». Quant aux massacres des Polonais en Volhynie perpétrés par l’UPA, ils seront ignorés tant en Pologne communiste qu’en Ukraine soviétique.

En parallèle, les anciens de l’OUN et de l’UPA en exil écrivent l’histoire de leurs organisations. Une révision, dont la cheville ouvrière est Volodymyr Kubiyovych, l’ancien allié du général SS Otto Wächter. Après la guerre, Kubiyovych vit en France où il devient secrétaire-général de la « Société scientifique Chevtchenko », une organisation qui remonte au XIXe siècle. Il écrit sa version de l’Histoire à travers L’Encyclopédie de l’Ukraine. Au Canada, il co-fonde un département d’études ukrainiennes à l’Université de l’Alberta. Aujourd’hui, ce département continue à publier sur internet cette « encyclopédie » étendue et mise à jour. Kubiyovych est présenté comme l’éditeur de cette publication entre 1978 et 1985.

Exilés au Canada, les anciens membres de la division SS Galicia s’intègrent à leur pays hôte. Ils seront rejoints par une partie des soutiens de Stepan Bandera. Cependant, en 1985, le Premier ministre canadien Brian Mulroney crée une commission d’enquête. Elle est chargée de déterminer si des criminels de guerre nazis résident au Canada. Un scandale mènera finalement à la publication d’une partie des conclusions de ce rapport, en février 2024. (Une partie des conclusions reste par contre confidentielle.) En septembre 2023, un ancien membre de la division SS Galicia, Yaroslav Hunka, est acclamé comme héros de guerre par le Parlement canadien lors de la visite du président ukrainien Volodymyr Zelensky. « L’affaire Hunka » forcera le président du Parlement à démissionner. Quant au président russe Vladimir Poutine, il instrumentalisera le scandale pour justifier l’invasion de l’Ukraine : « N’est-ce pas un signe de nazification de l’Ukraine ? C’est précisément la raison pour laquelle il est nécessaire de dénazifier l’Ukraine. » En Russie, Poutine fait interdire l’ONG « Memorial International » qui travaillait depuis 1989 au recensement des atrocités et de la répression perpétrées sous le régime soviétique. Les autorités russes piétinent la mémoire des millions de victimes du Goulag.

À partir de 1991, les sociétés scientifiques de l’émigration ukrainienne reviennent en Ukraine pour y propager leurs thèses. L’historien suédois Per Anders Rudling écrit en 2022 que la diaspora ukrainienne au Canada, notamment la « League of Ukrainian Canadians », use de son influence pour intimider les chercheurs qui travaillent sur l’histoire de l’OUN et de l’UPA, en menaçant de retirer les financements et en envoyant des lettres aux recteurs d’université.

En 1997, le président ukrainien Leonid Koutchma annonce la création d’une commission pour étudier la réhabilitation de l’OUN et de l’UPA. Selon l’historien canadien David R Marples, c’est surtout le livre de John Amstrong sur le nationalisme ukrainien, publié en 1954 à partir de témoignages d’anciens de l’OUN, qui sert aux recherches de la commission. Celle-ci déclare que la participation du bataillon Nachtigal aux pogroms de Lviv ne peut pas être prouvée. La division SS Galicia est définie comme une unité au service des Allemands et non de l’Ukraine. Melnyk et son mouvement sont critiqués pour leur aveuglement pro-allemands. Dans les manuels d’Histoire, les actions de Melnyk entre 1941 et 1959 sont obscurcies. Dans son village natal, on lui dédie un musée.

En 2005, le président ukrainien Viktor Iouchtchenko invite les vétérans de l’UPA aux commémorations célébrant la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Durant son mandat, il accorde de manière posthume le titre d’héros de l’Ukraine à Stepan Bandera. Cette décision est annulée par le tribunal administratif de Donetsk qui justifie sa décision par le fait que Bandera n’était pas citoyen ukrainien. (En effet, Bandera est né en Galicie à l’époque de l’Empire austro-hongrois avant de devenir citoyen polonais lorsque la Galicie est rattachée à la Pologne durant l’entre-deux-guerres.) Sydir Kizin du parti Svoboda fait appel de cette annulation en tant qu’avocat représentant le petit-fils de Stepan Bandera, qui vit au Canada.

En 2015, le Parlement ukrainien vote une loi qui interdit la diffamation de l’OUN et de l’UPA. Deux ans plus tard, sur le site de Baby Yar, on construit un monument aux membres de l’OUN exécutés par les nazis en février 1942 après les Juifs assassinés en septembre 1941. Une tentative d’assimiler les membres de l’OUN purgés par les nazis aux victimes juives, tsiganes et ukrainiennes. Les massacres de Volhynie restent un non-dit des relations polono-ukrainiennes malgré quelques cérémonies communes. Elle continue à peser sur les relations des deux pays.

À partir de 2002, Volodymyr Viatrovych s’impose comme le principal révisionniste de l’histoire de ces mouvements. Il commence à travailler pour une fondation pour la mémoire historique financée par la diaspora. Il choisit d’ignorer les documents qui lient les nationalistes ukrainiens à la Shoah et aux massacres de Volhynie. En 2008, il est nommé archiviste des services de renseignement ukrainiens où se trouvent les documents du NKVD sur l’OUN et l’UPA. En 2014, Le président Petro Poroshenko le nomme à la direction de l’Institut ukrainien pour la mémoire nationale. Les archives du NKVD sont transférées à cette institution. De nombreux historiens ukrainiens et étrangers s’opposent à la nomination de Viatrovych comme à la loi « anti-diffamatoire » de 2015. Ils écrivent que Viatrovych publiait des transcriptions sélectives des archives du NKVD et refusait l’accès aux chercheurs critiques.

Après son élection, le président Volodymyr Zelensky renvoie Viatrovych de l’Institut. Cependant, la mémoire de Bandera continue à peser en politique. En 2019, Zelensky déclare : « Bandera est un héros pour un certain pourcentage d’Ukrainiens. C’est normal et c’est cool ». En août 2021, plusieurs députés, menés par Sviatoslav Yurash du parti présidentiel, proposent de donner le titre d’héros de l’Ukraine à Stepan Bandera. Ils sont trop peu nombreux pour que leur proposition soit débattue. Les méthodes des nostalgiques de l’OUN et de l’UPA sont imitées par les révisionnistes de la nouvelle extrême-droite à travers le monde. Que ce soient les partisans américains de la « Lost Cause » de la Confédération esclavagiste, les partisans d’Eric Zemmour défendant le Maréchal Pétain ou Björn Höcke (AfD) recyclant les slogans nazis.

Alejandro Marx
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