Le 17 avril, au centre culturel régional Opderschmelz de Dudelange. Au deuxième étage de l’imposant bâtiment, une conférence de presse se termine doucement. La programmation de la septième édition du festival Like a Jazzmachine vient d’être passée au crible. Les quelques participants restants partagent un dernier café. Une journaliste interpelle Danielle Igniti, la directrice des lieux qui quittera bientôt ses fonctions, sur l’épineux sujet de la place des femmes dans le jazz. Elle se demande pourquoi si peu de femmes sont programmées cette année. Cette interrogation fait sourire lorsqu’on sait qu’en mars, le même centre culturel proposait le festival We Love Girls dans une indifférence quasi générale. Des artistes comme Sarah Murcia ou Claudia Solal étaient alors montées sur scène devant une trentaine de spectateurs. Et étonnamment la même journaliste n’avait pas daigné faire acte de présence. La réponse fournie par la directrice est plus concise. « Nous ne programmons pas une femme pour sa condition de femme, mais pour son talent », fin du débat. Les autres acquiescent.
Jeudi 10 mai, c’est le grand jour. Vers 17 heures, le hall d’entrée est encore désert. Dans les coulisses, c’est une autre affaire. Dernières balances, les techniciens viennent de finaliser toutes les installations. Une navette multiplie les allers-retours entre le centre et l’hôtel Cottage, où sont logés l’essentiel des artistes. Quelques photographes attendent désormais à l’accueil. Des hôtesses disposent sur une grande table tous les badges d’accréditation. Les équipes chargées de la sécurité se dispersent. Les moins chanceux sont postés à l’entrée du parking. Peter Perfido déambule dans les couloirs, des couverts à la main. La brasserie Amarcord ouvre d’ailleurs ses portes. Les premiers verres sont consommés et on se dirige vers le grand auditoire. Revoilà Danielle Igniti, sur scène, qui ouvre les festivités. Elle compare le festival à un enfant de sept ans qu’elle abandonne. C’est que, mine de rien, cette septième édition marque la fin d’une époque. Un temps béni où le jazz au Luxembourg s’est développé et où Opderschmelz a joué un rôle plus que central. Les plus grands sont passés par Dudelange et la jeune génération autochtone voue un culte à cette salle, peut-être la seule du pays où l’accueil et l’acoustique ont toujours été impeccables. Alors évidemment, Opderschmelz restera, mais la question de savoir si le pôle jazz gardera le niveau, reste en suspens.
C’est le EPS Trio qui ouvre les quatre jours de festival. Peter Perfido est à la batterie, Daniel Erdmann au saxophone et Henning Sieverts à la basse. Du jazz exigeant, disons moderne, pas forcément la meilleure manière d’aborder un public. Suit la Jeff Herr Corporation. Le batteur luxembourgeois rejoue ici son Manifesto qu’il avait déjà présenté sur la même scène en octobre dernier. Entre chaque concert, les techniciens s’activent pour réorganiser la scène. Le bar est pris d’assaut. Un peu à l’écart dans le lounge, Music:LX a prévu un lieu de rencontre. Des musiciens discutent avec des programmateurs. Naissent parfois de ces prises de contact, absolument pas fortuites, de belles collaborations. Le Pit Dahm Trio, le Greg Lamy 4tet, le Pol Belardi Urban Voyage sont d’autant de formations qui après avoir été programmées au Like a Jazzmachine ont foulé la scène du festival français d’Hussigny Jazz en Sol Mineur, pour ne citer que ces exemples. Le festival étant, aussi bien qu’une fête, une réunion professionnelle. Les sets se suivent, le Reggie Washington 4tet puis Cymande. Une première soirée sans réel éclat, mais le meilleur est à venir.
Vendredi 11 mai, les caméras de la chaîne Mezzo sont présentes. Fut un temps où elles couvraient la totalité du festival. Restrictions budgétaires obligent, cette époque-là aussi semble être révolue. Le Michel Meis 4tet lance cette deuxième soirée. Le batteur luxembourgeois s’émancipe ici de sa condition d’ancien membre de Dock In Absolute. Cédric Hanriot l’accompagne au piano, Stephan Goldbach est à la contrebasse et enfin, Alisa Klein est au trombone. Leur travail, prometteur, est le fruit d’une résidence. Arrivent ensuite Enrico Pieranunzi et son quartet, Seamus Blake au saxophone, Luca Bulgarelli à la double basse et Jorge Rossy à la batterie. Le pianiste italien fait partie des plus grands contemporains, ceux qui pouvaient en douter repartent convaincus. Humble et solaire, il prend le temps d’expliquer chaque morceau. Il évoque ses collaborations avec Chet Baker ou ironise encore gentiment sur la différence d’âge entre ses musiciens et lui, se disant, d’une très jolie manière, diversamente giovane. Troisième formation de la soirée, un quatuor dirigé par Stephane Kerecki. Les quatre musiciens revisitent la french touch électronique en variation jazz. Harder, better, faster, stronger des Daft Punk, Genesis de Justice ou encore Nightcall de Kavinsky. Enfin, Chlorine Free explose et réveille par la même occasion les quelques personnes éméchées qui s’assoupissaient.
Samedi 12 mai, la pianiste belge Nathalie Loriers occupe d’abord la scène. Tineke Postma l’accompagne au saxophone et Nicolas Thys est à la basse. Le talent de la pianiste rayonne sur son standard Dinner with Ornette and Thelonius, jouissive balade venue d’un autre temps. S’ensuit peut-être le concert le plus attendu du festival. Un quartet quatre étoiles composé de Maxime Bender aux saxophones, Joachim Kühn au piano – c’est lui qu’on retrouve sur l’affiche du festival –, Oliver Lutz à la section basse et enfin Pit Dahm à la batterie. Leur travail est là encore le fruit d’une résidence. Non pas à Dudelange, mais à Ibiza, au domicile du fameux pianiste allemand qui a accueilli la troupe durant quelques jours. Le programme est alléchant, le résultat est sans faute. Le public est impressionné par un duel entre le pianiste et le batteur d’une frénésie créatrice. Sylvain Rifflet, un habitué du festival prend la suite et la formation Melt Yourself Down ferme la marche.
Ultime soirée, dimanche 13 mai. Un coup de théâtre vient perturber le bon déroulement du festival, qui était jusque-là idyllique. On apprend que le batteur américain Nasheet Waits est bloqué à l’aéroport de Bamako avec son bassiste Tarus Mateen. Un des quatre concerts prévus est ainsi annulé. Les sets sont décalés mais les organisateurs n’ont pas dit leur dernier mot. Roberto Negro, Emile Parisien et Michele Rabbia débutent avec leur projet DaDaDa, assez convenu mais diablement efficace. Puis c’est Michel Reis et les six musiciens de son Double Quartet qui poursuivent. Le pianiste luxembourgeois avait fait sensation l’an dernier avec sa formation japonaise. La troupe qu’il dirige est synchronisée, de longs flottements laissent sceptique jusqu’à ce que la spontanéité refasse surface. Meilleur moment du festival, un jeu de ping-pong virtuose entre les deux batteurs Ko Omura et Jonas Burgwinkel, tonnerre d’applaudissements. Ultime concert, le Reto Weber Percussion Orchestra. Les cinq musiciens s’imposent. Chico Freeman se dandine tandis que la musique de son saxophone slalome entre les percussions qui font bouger les têtes des spectateurs. Un rappel est donné. Lorsque les lumières s’allument, Nino G, human beatbox, reste sur scène et discute avec des spectatrices du premier rang. Le public semble ravi, mais est exténué par le marathon musical des derniers jours. Le rendez-vous est pris pour mai 2019, qui marquera le premier festival de l’ère post-Igniti.