La façade rouge sang se voit de loin et égaye le quartier de down-town Hollerich, si terne par ailleurs. Le Fonds de développement du logement et de l’habitat y achève actuellement un projet-pilote de construction en acier, en collaboration avec ArcelorMittal, un bâtiment de 12 000 mètres carrés qui abritera une quarantaine de logements, des commerces et des bureaux, conçu par le bureau d’architectes Diane Heirend [&] Philippe Schmit. Sa façade revêtue de plaques profilées en acier rouge est accrocheuse, sa conception déjà un objet de recherche et d’études dans les milieux non seulement de l’architecture, mais aussi de l’ingénierie et de l’industrie.
Les liens entre le Fonds et le sidérurgiste sont récurrents. Ainsi, l’année dernière, pour fêter ses trente ans, le Fonds de logement publiait le recueil L’image sociale de l’Arbed, lancé dans le cadre d’une exposition de la collection de photos et de dessins retrouvés dans les caves d’un ancien immeuble de l’Arbed au Verlorenkost que le Fonds a acquis en 1996. Après treize ans d’une restauration méticuleuse par Jacqueline Gilliam, qui a restitué leur splendeur et la fraîcheur des couleurs, les plans et dessins, dont certains aux dimensions impressionnantes, ont pu être montrés au public dans une exposition chaleureuse, d’abord à la Fondation de l’architecture, puis à la galerie Nei Liicht à Dudelange.
Mais c’est surtout le travail de recherche et de mise en contexte effectué par l’historienne d’art Antoinette Lorang – qui avait déjà réalisé un tel travail sur les colonies ouvrières et les logements sociaux quinze ans plus tôt pour le ministère du Logement1 – qui rend la publication intéressante au-delà de la curiosité de la trouvaille et des considérations esthétiques sur les images. Car ce travail sur le contexte social lui permet de démystifier l’autofiction du « bon patron » affichée par Arbed – et perpétrée par la majeure partie de l’intelligentsia luxembourgeoise.
« Il ne faut pas oublier qu’en accordant à leur personnel des avantages sociaux, explique-t-elle sans ambages (page 10), les entreprises – et l’Arbed ne fait pas exception – n’agissent pas seulement par seule philanthropie, mais également en leur propre intérêt : pour le fonctionnement de leurs usines, elles ont besoin d’ouvriers et d’employés fiables. » Et de citer le maître des forges Émile Mayrisch, qui affirma vouloir arriver, par les investissements sociaux, à ce que les collaborateurs de l’entreprise puissent utiliser toutes leurs forces, sans limites, pour le seul bien de la société.
Les plans et dessins furent réalisés au début du XXe siècle, grosso modo entre 1913 et 1920. Depuis la fin du XIXe siècle, l’industrie sidérurgique est en pleine expansion, les principales usines d’Esch-Alzette, de Dudelange ou de Differdange attirent des ouvriers de toute l’Europe. Or, ces vagues d’immigrés font exploser les populations des villes, multipliant leur nombre d’habitants par dix en l’espace de quelques années. Le marché de l’immobilier ne suit pas, les logements de fortune sont vétustes. L’Arbed décide alors d’investir dans les conditions de vie de ses ingénieurs, employés et ouvriers. Les plans et dessins de la collection du Fonds de logement témoignent de manière exceptionnelle de cette approche. Colorées à main levée, les illustrations promeuvent des habitations idylliques, dans un contexte bucolique : jardins privatifs, décorations florales aux fenêtres, espaces intérieurs bien structurés et généreux, facilités modernes comme des installations sanitaires soit dans la maison, soit à proximité (selon le statut du futur occupant), ou une cuisine intégrée, dernière innovation à l’époque. Il y avait une forte hiérarchisation à l’intérieur de l’usine et cela se reflète jusque dans le style et les volumes des maisons proposées.
L’Arbed aurait toujours cherché, selon l’auteure du livre, à maintenir un équilibre entre tradition et modernité, et ce dans tout ce qu’elle faisait, aussi bien dans les méthodes de production que, par exemple, la construction des maisons et cités ouvrières ou de son siège. Ainsi, bien que de style historiciste, le siège de l’avenue de la Liberté, dessiné par le Français René Théry et inauguré en 1922, abri-te néanmoins une prouesse technique que fut la construction en béton armé du « casino des employés ». Ou la « cité-jardin » Im gelben Bommert à Schifflange, conçue pour quelque 200 logements, peut être considérée comme la tentative d’une utilisation plus rationnelle du terrain et d’une densification du bâti. Toutefois, les maisons, bien que mitoyennes, restent des maisons individuelles – alors que, presque à la même époque, ailleurs en Europe, des gens comme Le Corbusier expérimentent un changement d’échelle autrement plus radical en urbanisme.
Les dessins pourraient, toujours selon Antoinette Lorang, avoir été exécutés par Sosthène Weis, architecte de l’État, puis directeur du service d’architecte de l’Arbed, et aquarelliste de renom – bien qu’il ne soit pas exclu que plusieurs mains y aient contribué. Outre les dessins des maisons individuelles et des cités de logements, la collection comporte une série sur les installations sociales et sanitaires, comme notamment l’hôpital et la « maison des enfants » à Dudelange.
Le couple Émile et Aline Mayrisch-de Saint Hubert, qui fut le moteur du développement économique et de l’engagement social de l’Arbed à l’époque – et est toujours vénéré aujourd’hui dans les milieux culturels pour le rôle qu’il joua pour les arts, faisant de son château à Colpach une plaque tournante où se côtoyèrent écrivains et sculpteurs – contrôla tout. Aline Mayrisch aurait même sélectionné elle-même les livres mis à disposition des usagers de la bibliothèque au siège de la société.
Les images ont été retrouvées en très mauvais état dans ces caves du Verlorenkost, mais en partie encadrées et sous verre. Elles auraient servi, ensemble avec un film tourné pour l’occasion, à la promotion de l’industrie sidérurgique grand-ducale par la Columeta (Comptoir métallurgique luxembourgeois, S.A. fondée en 1920), d’abord à l’exposition universelle de Rio de Janeiro, Brésil, en 1922, puis probablement aussi à l’exposition Pasteur à Strasbourg en 1923, une « exposition scientifique et industrielle d’hygiène ». Comme quoi, en cent ans, peu de choses ont changé dans l’approche de promotion d’un pays : les mêmes images d’Épinal essayent de vanter un pays bucolique avec des dirigeants paternalistes qui se soucient de leurs sujets. Sauf que depuis, la main publique a pris le relais des patrons privés.