Les vacances, et particulièrement celles de fin d’année, sont toujours l’occasion de renouer des liens familiaux distendus par la pression du quotidien, le rythme frénétique des activités professionnelles et la tiède torpeur de l’habitude. Quelle meilleure occasion pour de franches discussions que des embouteillages de plusieurs heures, auxquels succèdent d’interminables repas proposant un parcours exhaustif des spécialités les plus sucrées et grasses de la gastronomie internationale, eux-mêmes suivis par de longs après-midis pluvieux où la proposition culturelle la plus enthousiasmante est la 352e diffusion du Père Noël est une ordure ? Pour peu que le débit Internet soit aussi poussif qu’un Vél’Oh déchargé, vous voilà condamnés à une activité devenue archaïque : discuter avec des gens qui n’ont pas été réunis par des algorithmes, mais parce qu’ils se trouvent à proximité immédiate.
Attention, c’est comme la course à pied, si vous n’avez pas pratiqué depuis longtemps, le manque d’entraînement risque de se faire sentir. Le plus inconfortable – si l’on excepte le fait de ne pas pouvoir régler le volume – c’est de s’apercevoir que la profondeur atteinte par le fossé qui vous sépare de la génération suivante est désormais équivalente à celle qui vous sépare de la génération précédente. OK, vos parents disent toujours « SMS », ont gardé leurs cassettes vidéo (au cas où) et copient régulièrement des chaînes de messages sur leur profil Facebook. Mais vous devez reconnaître que vous n’êtes jamais allé sur TikTok, et que vous ne connaissez aucune chanson de Travis Scott ou de Tate McRae. D’ailleurs, dit-on encore « chanson » ? Vous réalisez, au fil de l’eau, qu’il vous manque un certain background culturel, vous n’avez pas la « réf », quoi. D’un certain point de vue, il peut être rassurant de se dire que si l’on ne comprend pas tout, ce n’est pas seulement dû à des troubles auditifs.
On connaît tous des fans de films qui lâchent à tout bout de champ une réplique du Père Noël est une ordure (surtout au bout de 351 diffusions), de C’est arrivé près de chez vous, ou de La Cité de la Peur. Que l’on reconnaisse ou pas la citation, c’est toujours amusant, sauf si l’on s’appelle Thérèse, Josette, Malou, Rémi ou Odile. Il est plus difficile de ne pas se sentir exclu de la conversation quand certains récitent des dialogues entiers d’OSS 117, de Kaamelott ou de Dikkenek. Mieux vaut connaître la source d’un « c’est toujours les nazis qui ont le mauvais rôle » pour éviter l’incident diplomatique entre le Vacherin et la bûche glacée… « Mais, non, Maman, je ne parlais ni des Israéliens, ni du Hamas. C’est un film ! »
Mais ça, c’était vrai jusqu’aux années 2000. La production des réfs était limitée à quelques films, deux ou trois séries, une poignée d’émissions de télé-réalité et quelques publicités. De plus, le melting pot culturel luxembourgeois circonscrivait la référence à un cercle relativement restreint, chaque communauté ayant son propre univers culturel, en dépit d’activités sportives ou professionnelles partagées. Désormais, à l’échelle des réseaux sociaux, le mème est la réf universelle, recyclée, répétée, déformée, jusqu’à ce que son origine se perde dans les tréfonds des strates numériques où le temps s’écoule plus vite qu’un reel sur une story. Peu importe d’où viennent la photo, le gif animé ou les quelques secondes de vidéo, pas besoin d’avoir vu les 238 épisodes de The Office pour reconnaître Steve Carell dans le rôle de Michael Scott. Il se suffit à lui-même, comme Homer Simpson ou un chaton.
Aujourd’hui, à moins de passer cinq heures par jour sur son téléphone, ce qui semble une résolution difficilement compatible avec une activité professionnelle, il est impossible d’avoir les réfs. C’est donc avec une certaine résignation, qu’on adoptera le « POV : mon daron », qui consiste comme dans les plus obscures heures des cours de philosophie de notre prime jeunesse à feindre un intérêt plus ou moins sincère, en suivant vaguement l’objet de la conversation, et en reconnaissant approximativement une citation sur dix.