On ne le dirait pas, comme ça, de prime abord. Que cet homme discret, voire timide, qui joue au billard au Marx est compositeur. De musique nouvelle en plus, un des plus importants du Luxembourg ; un des rares aussi dont les oeuvres sont jouées par des ensembles étrangers. Claude Lenners, né en 1956, est un homme humble et un compositeur ambitieux et passionné, intellectuel et pédagogue à la fois. Conscient des difficultés qu'ont les auditeurs de musiques nouvelles d'en saisir toute l'envergure, toutes les finesses, il s'applique à rendre ses oeuvres plus accessibles, plus compréhensibles.
Dans la série des concerts interactifs du KammerMusëkVeräin Lëtzebuerg par exemple, le 26 septembre dernier à Ettelbruck, il n'expliqua pas uniquement la technique de la musique dodécaphonique inventée par Arnold Schoenberg, mais retraça également le processus de création et les prouesses techniques qui peuplent son opus Les insectes. Écrit en 1984 sur un poème de Lambert Schlechter. Il fut interprété ce soir-là par la chanteuse Mariette Lentz, le clarinettiste Jean-Philippe Vivier et le guitariste Mats Scheidegger.
Pédagogue, il l'est aussi par profession. Pour gagner sa croûte, il enseigne au Conservatoire municipal de Luxembourg, en harmonie et contrepoint, acoustique et informatique musicale - la création ne nourrit pas son homme, ce n'est pas nouveau. Sa carrière, il l'a véritablement débutée en 1991 à Rome, en tant que boursier de l'Académie de France, profitant d'une résidence d'artiste à la Villa Medici - des conditions idéales qu'il regrette toujours (voir aussi son entretien accordé au mensuel forum n° 195).
Samedi prochain, le 13 novembre, le Rundfunk-Sinfonieorchester Saarbrücken créera, sous la direction de Michael Stern, la dernière composition de Claude Lenners, Phaéton, une oeuvre pour piano et orchestre à cordes, au festival Rendez-vous musique nouvelle à Forbach. La partition est « amicalement dédiée » au pianiste Ortwin Stürmerl, qui l'interprétera, mais qui a également été le moteur de sa création. Claude Lenners raconte comment Stürmer l'a contacté il y a onze ans, parce qu'il avait entendu une de ses compositions, que, manque de disponibilités, les deux se sont perdus de vue, mais que dix ans plus tard, Stürmer a relancé l'idée, laissé un an au compositeur et pris en main l'organisation pour que l'oeuvre puisse être exécutée.
Depuis des années, Claude Lenners dédie ses oeuvres à ses interprètes-solistes - Octopus par exemple à son percussionniste-fétiche, le Luxembourgeois Guy Frisch. Si Phaéton puise dans la mythologie grecque comme déjà quelques autres créations (p.ex. Monotaurus ou Pan, pièces pour solistes), la principale source d'inspiration de Claude Lenners reste néanmoins la littérature. L'année dernière, il écrivit Hetaera Esmeralda en hommage au roman Doktor Faustus de Thomas Mann, créé suite à une commande du Goethe Institut en mai au Cercle municipal, ainsi que Das Buch der Unruhe, basé sur le journal intime de Fernando Pessoa, une commande de l'Orchestre philharmonique du Luxembourg.
Claude Lenners attache d'ailleurs beaucoup d'importance à ses titres - le plus beau étant certainement Hinter den Blitzen, rot, un trio à cordes datant de 1991. « Les titres sont souvent pour moi un défi, me tenant à ce que la création musicale soit à la hauteur de la l'ambition énoncée. »
Ainsi, le destin tragique de Phaéton - qui fut foudroyé par Zeus parce que son inexpérience dans la conduite du char du Soleil faillit se terminer par l'embrasement de l'univers entier - lui inspire une musique « extrêmement dramatique et éruptive, explique-t-il dans ses notes sur la pièce. Le piano (...) exploite toutes les sonorités qu'offre la riche palette des articulations percussives et éclatantes dans les registres les plus extrêmes du piano. La force dynamique des accords culmine par moments dans des larges clusters (frapper plusieurs notes d'un instrument en même temps, qui forment alors comme des grappes de notes sur la partition, ndlr.) dont la tension intérieure aboutit à des explosions sonores d'arpèges aléatoires symbolisant la perte de contrôle du protagoniste sur son engin. »
Claude Lenners aime expérimenter, pousser les interprètes et leurs instruments au bout de leurs possibilités. Mais il voit aussi dans le destin de Phaéton une allégorie de l'humanité contemporaine, qui risque de perdre le contrôle de ses inventions technologiques.
Son actualité de la saison qui vient de commencer, c'est aussi Dame, Gruppe, Bild, une reprise légèrement modifiée de Gruppenbild mit Dame, transposition du roman éponyme de Heinrich Böll, une composition que Claude Lenners avait écrite pour l'« année culturelle » Luxembourg '95. Dans leur ambition d'encourager le théâtre lyrique au même titre que le théâtre classique, Frank Hoffmann et son Théâtre national du Luxembourg ont choisi d'adapter cette pièce de Lenners, elle sera montée en mai au Théâtre des Capucins. L'auteur éprouve peut-être un petit regret, qu'on ne lui ait pas donné l'opportunité de créer une nouvelle oeuvre.
Et de constater que « l'on ne peut pas prévoir la destinée d'une oeuvre. Déjà au moment de sa création, elle ne m'appartient plus à moi mais aux interprètes. Je deviens alors à mon tour un simple spectateur dans la salle. »