Soyons clairs dès le début : l’harmonisation, dans le sens du progrèssocial, des statuts historiques de l’ouvrier et de l’employé privé atoujours été et reste un but pour la gauche politique et syndicale. Il est cependant intéressant de constater comment la question de la « continuation du salaire » a été abusivement utilisée pour accroître la dépendance des « nouveaux » salariés face à leurs employeurs et pour favoriser en même temps le marché des assurances.
Une « revendication » réalisée depuis longtemps La Lohnfortzahlung par l’employeur a longtemps figuré dans les programmes syndicaux et politiques de gauche. Cette revendication visait la généralisation du statut de l’employé existant depuis 1919, qui garantissait à cette catégorie particulière de salariés, au début souvent composée des cadres des entreprises industrielles, la continuation de leur salaire pendant la maladie (les ouvriers par contre recevaient depuis 1911 une indemnité de maladie bien moindre de leur caisse de maladie). Cette revendication ancienne avait pourtant abouti au fil des décennies pour les ouvriers à une indemnité de maladie supérieure au salaire contractuel continué des employés, les employeurs avançant le salaire, mais la caisse de maladie en restant garante. La revendication originale avait donc déjà perdu son sens quand le gouvernement cherchait au sein de la sécurité sociale unmoyen pour abaisser le coût des cotisations pour les entreprises (et cela bien que le taux d’absentéisme restât stable).
Comme dans l’imaginaire ouvrier, acquérir le statut social d’employéétait longtemps considéré comme un signe d’avancement social, Jean-Claude Juncker a donc habilement appelé à ce subconscient pour pouvoir « vendre » sous la forme de continuation du salaire par l’employeur un abaissement général de la protection pendant la maladie pour tous les salariés.
Pressentant les difficultés qui allaient en résulter, les syndicats ont bien tenté de faire admettre le système inverse (statut unique par la généralisation du système plus favorable de la caisse de maladie). Mais la place financière y était opposée pour une raison toute simple : les compagnies d’assurances veulent profiter du marché juteux de la continuation du salaire par l’entreprise pour proposer leur produit « indemnités de maladie » à tous les employeurs.
Un marché de dupes pour les salariés
Le nouveau système cumule pour les employés et pour les ouvriers actuels les désavantages des deux systèmes : il renforce d’uncôté le lien de subordination par rapport à l’employeur et de l’autre le contrôle par la bureaucratie de la caisse de maladie. Il y a d’abord et surtout la mise en place d’un mécanisme économique implacable : 20 pour cent du salaire continué seront directement supportés par l’employeur, 80 pour cent lui seront remboursés soit par une mutuelle patronale à laquelle il versera des cotisations augmentant avec le risque individuel de l’entreprise, soit par des assurances privées. Les employeurs auront donc un « intérêt financier direct » (exposé des motifs) à réduire l’« absentéisme » par des contrôles, des contraintes, des menaces, des licenciements. Le gouvernement fixe même un objectif aux employeurs : abaisser les absences ouvrières d’un tiers par rapport à celles des employés ! Le salaire continué diminuera par contre car le nouveau système tiendra seulement compte de la rémunération contractuelle mensuelle (y comprises les primes purement mensuelles). Il ne sera plus tenu compte des heures supplémentaires et des suppléments pour travail de dimanche ou de nuit régulièrement presté. Or, le salaire de beaucoup d’ouvriers et de certains employés est basé sur ces suppléments. Et pour les travailleurs partiels qui travaillent régulièrement plus que ne prévoit leur contrat de travail, il ne sera tenu compte de leur situation salariale réelle. La nouvelle réglementation empêchera certainementun certain nombre de travailleurs de se mettre en maladie parpeur d’une perte de salaire !
Quant aux travailleurs précaires, comme p.ex. les travailleurs intérimaires, la continuation de leur salaire en cas de maladie leur a déjà été rendue impossible dans bien des cas par une autre loi qui exige dès 2005 une affiliation minimale de 6 mois en cas de fin du contrat de travail pour pouvoir bénéficier de l’indemnisation par la caisse demaladie. Pour ces travailleurs, la fin de contrat est déjà actuellement équivalente à une fin de couverture sociale, une sorte de « double peine ». Cette loi était déjà prémonitoire de l’emprise envahissante du marché du travail sur la couverture sociale universelle par le projet de loi actuel. En plus la caisse de maladie n’interviendra plus pendant l’obligation patronale, comme elle le fait actuellement pour les ouvriers. Il restera aux salariés l’action judiciaire face au patron défaillant et donc – s’ils en ont les moyens ou s’ils sont syndiqués – des mois de procédure judiciaire et d’attente du salaire.
D’un autre côté les contrôles administratifs et médicaux de la sécuritésociale s’appliqueront à l’avenir à tous les salariés également pendantla continuation de salaire. Et il est à craindre que les employeurs tenteront de dynamiter la protection contre le licenciement qui est prévue au Code du Travail pendant les premières 26 semaines si le certificat d’incapacité de travail est régulièrement remis. D’autant plus que cela leur a déjà partiellement réussi en ce qui concerne les employés privés. En effet, la jurisprudence considère que le refus par l’employé privé de consulter un médecin du choix de l’employeur constitue un motif de licenciement, même si elle ne va pas encore jusqu’à déclarer la supériorité d’un certificat médical quelconque sur celui du médecin traitant. Mais qu’en sera-t-il en cas d’avis négatif du contrôle médical ? Le projet de loi en cause laisse aux tribunaux le soin de décider de cette question qui, soit dit en passant, a été négativement décidée en France où le principe absolu de la protection par le certificat médical du médecin traitant a jusqu’à présent été maintenu.
Compte tenu des moyens dont dispose le gouvernement et notamment du contrôle médical sous ses ordres, qui a démontré son efficacité lors de l’objectif d’abaissement du taux d’invalidité, il faudra s’attendre au pire. « Le faible gain en salaire net pour les ouvriers à partir de 2014, résultant de la disparition de la « cotisation salariale » (continuée jusqu’à cette date aux employeurs pour leur rendre financièrement neutre le coût de la continuation de salaire !), sera donc chèrement payé par tous. Sans même parler de la baisse du taux de continuation de salaire de 100 pour cent à 80 pour cent après 2012, préconisée par l’Union des entreprises luxembourgeoises et déjà anticipée par le taux de remboursement de la mutuelle aux employeurs : 80 pour cent (en fait letaux actuellement applicable sur le marché des assureurs privés) !
La liquidation de la sécurité sociale
Mais le nouveau système implique aussi la disparition de toute une branche de la sécurité sociale : celle qui s’occupe du payement de l’indemnité pécuniaire de maladie aux ouvriers. Il y a malheureusement trop peu de culture de la sécurité sociale et aucune conscience du fait que cette administration, cogérée par les élus des assurés, gère un salaire indirect, « socialisé », c’est-à-dire payé à partir d’un pot commun, selon le besoin. Il n’y a pas non plus de culture de démocratie de base, ce qui se solde dans une autre disposition du projet de loi par la disparition des dernières élections directes par les assurés auprès de la caisse de pension. Malheureusement la sécurité sociale est perçue par les salariés comme une cagnotte : j’y mets mes cotisations qui m’appartiennent. De ce point de vue de « petit propriétaire » il n’y a pas de changement essentiel si cette cagnotte est constituée par une mutuelle patronale ou une assurance privée, surtout si c’est le patron qui paye « seul » les cotisations sociales qui sont donc « épargnées ».
C’est ne pas voir d’ailleurs que le patron paye déjà actuellement en fait les deux parties des cotisations de sécurité sociale qui économiquement représentent un coût salarial. C’est seulement la distinction artificielle entre cotisation patronale et salariale qui donne au salarié l’impression d’être « propriétaire » de sa cotisation « salariale ». C’est pourquoi le professeur Alain Euséby avait proposé, lors d’un colloque sur le financement de la sécurité sociale, de réunir les deux cotisations dans un but de transparence pour les affecter au payement de la sécurité sociale (Questions sociales n° 21). Cette vue des choses n’enlève d’ailleurs rien, bien au contraire, à la pertinence de la cogestion de ce salaire socialisé par les représentants des assurés.
Il y a une différence fondamentale entre affecter des cotisations à uneinstitution de sécurité sociale où elles sont gérées solidairement et sepayer en tant que patron une assurance, collective ou privée, qui n’est évidemment pas basée sur le principe de solidarité. Le gouvernement Eyschen voyait déjà clairement la différence il y a 100 ans lors de l’introduction de l’assurance accident. Il pourfendait alors la « libertéd’être son propre assureur » et la « liberté de s’assurer auprès d’une compagnie d’assurance privée » qui étaient selon le libéral Eyschen, qui savait de quoi il parlait, significatifs de la justiceprivée de l’échange d’obligations et allaient contre le principede solidarité qu’il allait instituer. (Questions sociales n° 10). C’est cette méconnaissance de l’avantage qualitatif de la sécurité sociale qui a rendu possible ce projet de loi qui abandonne sans un mot d’explication une branche importante de la « sécu » au marché privé.
C’est aussi par cette méconnaissance que la place financière a pu s’accaparer la réserve de la sécurité sociale pour l’employer à des fins spéculatives, alors qu’une utilisation alternative serait parfaitement possible. « Laissez-moi rêver : utilisons une partie des fonds des caisses de pension en tant que prêts aux communes et autorités locales pour développer les modes de garde d’enfants », disait Ginette Jones, présidente du comité du travail féminin, lors d’un autre colloque sur la politique sociale (Questions sociales n° 20). Nous en sommes loin !
Car aussi longtemps que les gestionnaires de la sécurité sociale se comporteront comme les Hedge Funds américains, voulant amasser des intérêts surfaits (provenant des restructurations de l’économie et des licenciements demasse), la question de la gestion solidaire du salaire socialisé et de la gestion alternative de la réserve de la sécurité sociale, p.ex. par une extension à une sécurité sociale professionnelle couvrantla période entre deux emplois, ne sera pas posée.
Vivement le marché des assurances !
La « continuation de salaire », c’est aussi la décision de s’engager à corps perdu dans la libéralisation du secteur de l’assurance maladie. Le grand bénéficiaire du projet de loi sera Monsieur Hammelmann, candidat socialiste et « directeur» des assureurs luxembourgeois. Il n’est pas encore connu à l’heure actuelle quels effets la libéralisation prévue par ce gouvernement, capable de tout, aura finalement pour l’assurance accidents, l’assurance des prestations en nature et la Caisse médico-chirurgicale. Mais imaginons un peu ce qui va se passer si le projet de loi sur la continuation de salaire est adopté. La mutuelle patronale, qui a été créée pour les petits employeurs et qui sera bourrée à cet effet de fonds publics (participation aux prestations, mise à disposition du personnel de la sécurité sociale) va entrer en concurrence avec les assureurs privés dont évidemment, selon leprincipe de la libre circulation, tous les assureurs qui voudront bien s’établir sur le marché local.
Même si la mutuelle patronale est déguisée en « institution de sécurité sociale », ce marché sera un marché libre de services d’après la jurisprudence européenne. Et il sera soumis de ce chef aux règles de non subventionnement public. Cela sera le cas au plus tard au moment où la question sera posée à la Cour de Justice des Communautés européennes. Cela conduira inévitablement au renchérissement du coût de la continuation de salaire pour les petits employeurs qui n’ont aucun intérêt de s’engager sur cette voie. Peut-être est-ce aussi pour cette raison que la Fédération du Commerce est tellement hésitantesur la question. Il est encore temps de faire marche arrière pour tous les acteurs politiques et syndicaux !
L’auteur est ancien député de Déi Lénk.