Dans une petite salle du Musée juif de Francfort-sur-le-Main, dédiée aux artistes exilés, sont exposées quelques œuvres du peintre et graveur germano-suisse Léo Maillet (1902-1990). Né à Francfort dans une famille juive, cet artiste suivit une formation de peintre et graveur auprès de Franz Karl Delavilla à l’École des beaux-arts de sa ville natale avant de rejoindre la Städelschule, où il travailla auprès de Max Beckmann et put établir son propre atelier. Après la prise du pouvoir par les Nazis, il prit le chemin de l’exil vers la France, où il travailla comme graveur dans l’atelier de Roger Lacourière à Paris et collabora avec Picasso, Miró et Othon Friesz. Il se réfugia en Suisse en 1944, ayant pu s’échapper du train le déportant vers Auschwitz en 1942. C’est alors qu’il vivait dans la clandestinité en France, qu’il prit le nom Léo Maillet, renonçant à son patronyme Leopold Mayer. En 1943, la Gestapo détruisit des centaines de tableaux et plaques d’impression qu’il avait dû laisser dans son appartement parisien. Son passage vers la France en 1935 s’était fait par le Grand-Duché de Luxembourg, où il vécut quelques mésaventures sur lesquelles nous reviendrons. De son œuvre de jeunesse, en grande partie détruite par la Gestapo, très peu de travaux ont survécu. C’est en Suisse, que Maillet trouva un contexte qui permit à son art de s’épanouir, un art qui trouvait ses racines dans l’expressionisme et la Nouvelle objectivité.
L’exposition s’intitule Der zerbrochene Spiegel (Le miroir brisé) et porte le titre d’une eau-forte, dont l’histoire résume en quelques traits la vie dramatique de l’artiste. Elle représente son autoportrait fragmenté et est basée sur un dessin qu’il réalisa au moment de son passage en Suisse. À l’époque, il avait trouvé refuge dans les Cévennes et y vivait avec de faux papiers en tant que berger. Avec l’aide d’une organisation d’aide aux réfugiés, il devait être conduit à la frontière suisse. Le jour du départ, Maillet, très nerveux, brisa son miroir de rasage. En quelques traits précipités, il esquissa le visage déformé qui se reflétait dans les éclats de verre. Ce motif, qui symbolise son déchirement en tant qu’exilé et artiste, fascina tellement Maillet, qu’il l’adapta plus tard non seulement pour cette eau-forte, mais aussi pour une peinture à l’huile.
L’exposition met avant tout l’accent sur des autoportraits réalisés par Maillets en exil. Parmi les rares œuvres de jeunesse exposées, on retrouve Weinberge am Rhein (Arpisheim) (Vignobles sur le Rhin). Bien que les plaques d’impression de Maillet, tout comme ses peintures, furent détruites par les nazis, il put recréer certaines de ses gravures ultérieurement, dont cette représentation d’un paysage hivernal dans le Rheingau, tout près du lieu de naissance de sa mère, dont le destin tragique le marqua. Sa mère Betti fut arrêtée à Francfort et déporté vers la Lituanie, où elle fut fusillée à Kaunas le 25 novembre 1941.
La décision de quitter l’Allemagne en 1935 avait donc sauvé Maillet. La route de l’exil passa par le Luxembourg, mais son journal intime révèle que ce passage fut loin d’être de tout repos. Maillet connaissait bien Luxembourg-ville, qu’il avait visité à plusieurs reprises. Fasciné par les ponts de la ville, il pensait même transformer cet exil en opportunité artistique. Son but était de réaliser des eaux fortes à la base d’esquisses, qu’il avait faites lors de séjours précédents.
C’est la nuit et à bicyclette qu’il traversa la frontière en passant le pont de la Moselle à Remich. La petite ville luxembourgeoise devait être sa première escale, son oncle et sa tante y résidant. Malheureusement les retrouvailles ne se passèrent pas trop bien : « Ils ne comprenaient pas pourquoi j’émigrais et pourquoi je venais chez eux. Ils étaient inquiets, car ils pensaient que je voulais rester chez eux pour toujours. Pendant le repas, ils m’ont reproché d’être une personne dépravée. J’ai fait mes valises et je suis parti. » Comme bien des artistes naissants, il semble que Maillet avait des problèmes pour faire accepter sa vocation aux membres de sa famille. Sa condition de peintre allait encore lui jouer un mauvais tour. En effet, il partit à Luxembourg-ville, où il trouva un hôtel, espérant pouvoir y passer la nuit. La nuit fut courte, puisqu’il fut arrêté lors d’une descente de police à cinq heures du matin et emmené en prison. Dans son journal, il raconte ainsi ses déboires : « Lorsque j’ai demandé pourquoi, on m’a répondu : ‘Vous vous êtes inscrit comme peintre dans le registre de l’hôtel. Or nous avons suffisamment de peintres au pays.’ Au Luxembourg, peintre signifie badigeonneur ou bien muraliste. Depuis, je sais que je suis un artiste peintre. Bien sûr, j’ai montré mes gravures et les nombreux croquis des paysages de ponts. Mais cela n’a servi à rien. » Comme il avait un visa pour la France, il fut déporté vers Forbach, où, note-t-il, un nouveau chapitre de sa vie commença.