Pour ses vingt ans, la Rockhal réveille des fantômes des groupes ayant écrit l’histoire musicale récente du Luxembourg. Épisode deux : Defdump

Abattoir Blues

d'Lëtzebuerger Land du 19.09.2025

Pour comprendre l’urgence et la nécessité de Defdump au moment de la naissance du groupe, il faut peut-être, estime son chanteur Pascal Useldinger, dessiner une image du Luxembourg du début des années 1990. Un Luxembourg qui se décline selon la morphologie de l’absence, du vide. « T’es au lycée, tu regardes autour de toi et ton constat est sans appel : le monde tel que tu le perçois n’a que très peu de choses à t’offrir. À l’époque, non seulement il n’y avait ni d’Atelier, ni de Rockhal ni de Philharmonie, mais il n’y avait pas non plus Internet ni de réseaux sociaux. » Bref, rien qui permît de nourrir l’espoir de sortir un jour de cet ennui ou de se dire qu’on n’est pas seul à l’affronter, le démon de l’ennui.

Alors Usel, comme on l’appelait jadis, tue le temps comme tout jeune passionné de musique le tuait à l’époque : dans la solitude de son chez-soi, il apprend l’anglais en autodidacte, en déchiffrant les textes de chansons sur les pochettes des disques et vinyles et, par émulation autant que par passion, il commence à écrire. Un peu par hasard, quelqu’un lui apprend que Dirk (Mechtel) et Marc (Pierrard) ont un groupe, qu’ils sont à la recherche d’un chanteur et que, lui fait-on savoir avec une logique aussi aberrante qu’imparable, comme il sait déjà écrire, il saura sans doute chanter.

Chose dite, chose braillée : Dump est né, qui se transformera en Defdump, le nom du groupe étant simplement constitué des initiales de ses quatre membres, à quoi vient se rajouter un deuxième M. Quand ce dernier quitte le groupe, Usel pense que cela signale la mort de Dump : the death of dump – « Defdump, quoi », explique Useldinger qui poursuit, pince-sans-rire : « Quand tu commences avec ton groupe, tu ne te dis pas que, quinze ans plus tard, tu regretteras ne pas avoir choisi un nom un peu plus brillant. » Slut, quatuor allemand, qui joue aujourd’hui un rock indé teinté d’électro tout en nuances, doit acquiescer dans un silence gêné.

Avec Defdump, Usel a trouvé, en ce Luxembourg où l’on crève d’ennui quand l’esprit borné de ses concitoyens ne vous asphyxie pas, un sens à sa vie. Reste à sortir de la salle de répétition et à entrer dans le monde. C’est une autre activité underground qui l’aiguillera vers la prochaine étape : pratiquant le skate près de la cathédrale, il y rencontre des gens qui lui recommandent d’aller voir du côté du Schluechthaus – de l’ancien abattoir eschois, qu’on n’appelait pas Kufa. « À l’époque, c’était un véritable squat. C’était un espace de toutes les libertés, sans foi ni loi, une ruine qui sentait le danger, pour ne pas dire que ça sentait les excréments. Mais parfois, c’est peut-être ça, l’odeur du danger », se marre Useldinger.

« La Kufa, c’est vite devenu un deuxième domicile. Mes parents m’ont certainement moins vu que les murs de l’ancien abattoir. Là, j’ai tout de suite accroché avec des groupes comme Subway Arts, Wounded Knee, ou Little Sam. » Et puis, d’une rencontre à l’autre et parce que Little Sam décide de déménager à Vienne pour faire des études de musique – l’exode de tout un groupe musical faisant penser à des exils musicaux plus récents, comme ceux d’Inborn, de Natas Loves You ou de Tuys, Usel se voit confier la clé d’une salle de répétition. « Et voilà qu’on devient un groupe du Schluechthaus » qui pourtant ne jouera guère d’Abattoir Blues, les premiers disques de Defdump ressemblant peut-être plus, pour des oreilles non averties ni accoutumées aux sonorités hardcore, à l’égorgement d’un cochon qu’aux élégances de dandy d’un Nick Cave.

À l’époque, bien que la scène hardcore locale fût vibrante et qu’on y défendît des valeurs de solidarité, Useldinger se souvient d’un milieu en fin de compte assez élitiste, où paradoxalement, chacun était identique dans sa volonté de se démarquer, d’être différent des autres. « On s’est vite rendu compte qu’il fallait se regrouper pour faire entendre ses revendications. Mais même quand tu fais du hardcore contestataire, la musique reste tellement une affaire d’égo que chacun essayait de se faire entendre dans son coin, sachant que de toute façon il n’y avait pas de subventions. »

Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y eut pas de solidarité : les gens se soutenaient mutuellement – en venant aux concerts, en aidant à monter et à démonter la scène, à gérer un stand ou le bar. « On était dans un chaos organisé. Rien n’était institutionnalisé, il n’y avait pas de modèle dont s’inspirer. On ne pouvait se comparer à rien, ce qui nous permettait de tout inventer1. » Et puis, il y eut des premières tentatives de se syndicaliser avec Backline, qui essayait de représenter les musiciens, et, vers le début des années 2000, LUMA : la Luxembourg Underground Music Association, « qu’on a contribué à mettre sur pied et où on a essayé de faire avancer les choses, même si finalement ça n’a pas marché. »

Defdump franchissait un premier cap vers la professionnalisation en décidant, pour le tout premier album Hempcore, de s’offrir les services d’un enregistrement au One World Studio à Schifflange, là où aujourd’hui, il y a une zone industrielle. « Ça coûtait dans les 20 000 francs par jour, ce qui nous a ruinés au point qu’on n’avait plus d’argent pour acheter les bandes de l’enregistrement. » On est encore loin d’une masterisation par Pelle Henricsson – l’homme aux manettes de certaines œuvres de The Hives, Poison the Well et de Refused2 – de Makeshift Polaris, mais on prend les choses étape par étape. Après que le premier disque n’a (assez logiquement) pas bénéficié du son que le groupe s’imaginait, Useldinger prend un boulot lambda afin d’économiser un peu d’argent et puis, chacun ayant assemblé une modique somme, on crée un label et on s’en va enregistrer à Hanovre, où on a trouvé un studio plus à même de reproduire les paysages sonores contestataires et abrasifs du groupe.

S’ensuivront pêle-mêle le chef-d’œuvre Makeshift Polaris, les complexités sonores de leur opus magnum et double album This Is Forevermore, la signature par PIAS, gros label indé s’il en est, des négociations hélas infructueuses avec des labels newyorkais pour lesquelles Useldinger se déplacé aux États-Unis ou encore les liens d’amitié avec Thibault Wagner de chez Road Runner Records, le mastodonte des labels pour des groupes de métal, liens qui allaient leur ouvrir pas mal de portes et déboucher notamment sur l’admiration de Max Cavalera de Soulfly, fondateur des mythiques Sepultura, avec qui ils partiront en tournée. À relire cette énumération très name-dropping de la musique bruitiste, on comprend qu’Useldinger nous dise que ces quinze ans de Defdump, pour lui, ça a l’air d’avoir duré cinq minutes. « Bon allez, j’exagère un peu, disons vingt, à tout casser. »

S’il reste bien Pleasing, avec qui il jouera un morceau Defdump à la Rockhal mercredi prochain, Useldinger constate que le hardcore a un peu disparu du paysage. « Faut dire aussi que les choses ont radicalement changées. On ne vend plus de Cds ni de vinyles. L’industrie musicale, c’est un paysage en ruines. » La discographie de Defdump n’est pas sur les plateformes de streaming. « Plus tu te fais rare, plus tu entretiens le mythe », s’amuse Useldinger, avant de préciser : « Évidemment, rien de tout cela n’était planifié. Et à vrai dire, je suis en train de dépoussiérer nos archives, de remasteriser certains enregistrements, parce qu’on aimerait quand même que notre musique soit accessible. Se pose alors la question de savoir s’il est légitime de la faire sonner bien mieux qu’elle ne le faisait à l’époque. » Encore toute un questionnement, au-delà de celui, éthique, d’être ou non sur les plateformes. « En tout cas, il est clair qu’on ne pourra pas être sur Spotify, avec les développements d’IA guerrière. Peut-on être certains que les autres plateformes ne soient pas gérées par d’ignobles personnages ? Au vu des sommes dérisoires que touchent – ou plutôt, ne touchent pas – les groupes, je m’étonne qu’on ne se soit pas déjà internationalement ligué contre ces escrocs pour réclamer son dû. Mais à réfléchir de la sorte, ta musique reste là où elle est – nulle part, ou presque. »

Pourtant, Useldinger ne voudrait pas être qualifié de réac – justement, dit-il, ça n’était pas mieux avant. La fameuse signature sur un gros label, ce n’était guère plus qu’une multinationale qui te faisait un gros prêt. » Un peu comme ce prêt immobilier que tout bon Luxo contracte auprès de sa banque de confiance ? « Tout à fait. Sauf que c’est comme si ton banquier pouvait déterminer la couleur de la façade ou choisir ton canapé. »

Si la scène hardcore luxembourgeoise s’est détériorée, c’est aussi qu’avec la fin de Defdump, fermait aussi le studio d’enregistrement qu’ils avaient créé. « Notre studio, c’était une véritable pépinière de talents. Eternal Tango et Mutiny on the Bounty sont venus y enregistrer des disques avant de partir à l’étranger. De sorte que de talentueux groupes français les ont remplacés. Quand on a arrêté, ça s’est arrêté aussi. On n’avait plus l’énergie pour nous dévouer à la survie de la scène. Je ne me voyais pas lécher mes plaies et devenir une sorte de parrain du hardcore à la luxembourgeoise. »

La fin de Defdump, parlons-en. « Defdump, c’était plus que la somme de ses membres – et ça drainait toute notre énergie. On répétait cinq fois par semaine, on ne faisait pas de fêtes de famille, on n’avait ni d’amis ni de vie privée – on devait nourrir la machine, on se définissait par elle et elle se définissait par nous. » De sorte que la machine les a avalés puis recrachés. « On a fini par nous demander qui nous étions, ce qui nous étions et ce que nous allions faire, désormais. » Pourtant, pour Useldinger, Defdump n’est jamais vraiment mort, en témoigne une sorte de revival jazzy dans le cadre du Funeral Feast du Food for Your Senses, une expérience où l’on pouvait voir les anciennes compositions dans de nouveaux habits, plus matures, plus mélodieux. « À réécouter nos disques aujourd’hui, je me retrouve dans les différents studios. Ces albums, je les sens, je les respire. » Comme une madeleine proustienne. Et si le temps passé dans Defdump n’est pas, n’a jamais été du temps perdu, on voit qu’Useldinger, sans nostalgie mais avec quelque mélancolie, prend un plaisir manifeste à le retrouver.

1 Il répète là ce que dit toujours Nico Helminger quand il se rappelle les premiers pas d’une littérature écrite en luxembourgeois

2 On a récemment pu les voir jouer avec Mutiny on the Bounty pour la Fête de la musique à Tétange, où Pascal Useldinger officie aujourd’hui pour le service culturel

Jeff Schinker
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