La place financière s'est invitée par la grande porte à la campagne électorale des législatives 2004. Devant le risque de panne sèche d'un secteur qui assure encore aujourd'hui plus d'un tiers de la richesse nationale1 et une part aussi importante des recettes de l'État, les politiques sont aux petits soins avec ses représentants, quand bien même leurs relations manqueraient un peu «d'érotisme».
Si hier encore, banque et politique feignaient de s'ignorer, en public du moins et surtout vis-à-vis de l'étranger pour ne pas montrer de «connivences» entre les deux sphères, aujourd'hui la donne a singulièrement changé avec l'arrivée sur la liste du parti chrétien social de Lucien Thiel, le directeur de l'Association des banques et banquiers (ABBL).
Du coup, les libéraux ont mis Kik Schneider, directeur auprès de la BGL, en piste pour tenter de faire bonne mesure par rapport au partenaire actuel de la coalition au gouvernement. La candidature socialiste de Paul Hammelmann, conseiller juridique de l'Association des compagnies d'assurance (ACA), président de la sécurité routière et président de Profil, l'agence de promotion de la place financière qui regroupe plusieurs associations de professionnels du secteur financier, est un peu à part dans la mesure où l'homme est plus connu sous sa casquette de Monsieur Sécurité routière que sous celle du Monsieur Assurances. Qu'importe, les représentants de la place financière sur les listes électorales n'ont pas été sans influence sur l'évolution de leurs partis d'adoption vis-à-vis de l'industrie bancaire et financière. «Depuis que je suis candidat, il est plus facile de faire du lobbying,» admet Paul Hammelmann.
Le discours des hommes du gouvernement a en tout cas changé depuis quelques semaines. L'inflexibilité d'un ministre du Trésor et du Budget chrétien-social, Luc Frieden, à ouvrir les vannes pour financer une campagne d'image de la place financière, qui n'a pas très bonne réputation à l'étranger, a fait place à des propos qui laissent penser que s'ils sont réélus aux commandes du gouvernement, les représentants du CSV pourraient mettre la main au pot dans le montage d'une agence de promotion de la place financière. L'idée figure noir sur blanc dans le programme électoral du parti. Lorsque l'on sait que la promotion de la place financière est le dada de Lucien Thiel, qui fut le premier président de Profil et dut passer le relais à Paul Hammelmann l'année dernière en raison de la présidence tournante de l'association, il ne faut pas être grand clerc pour voir la patte du représentant des banques dans cette promesse.
Un chapitre du programme CSV 2004 est même consacré au développement du secteur financier qui fait vivre quelque 35 000 personnes au Grand-Duché et assure, y lit-on, plus d'un quart des recettes fiscales. Certes, le poids de la place financière (près de 38 pour cent des recettes de l'État) a été minimisé, mais il n'empêche que son avenir devient presque un thème de mobilisation.
En 1999, lorsque les taux de croissance des banques étaient à deux chiffres et que tout baignait dans l'huile, la place financière était un non sujet de campagne, excepté évidemment sur les questions du secret bancaire et de la retenue à la source. Rien ne distinguait alors les trois grands partis, CSV, DP et LSAP sur la défense et le maintien du secret bancaire. Les divergences se lisaient surtout sur la retenue à la source pour les non-résidents : elle devait être libératoire et son taux le plus bas possible pour les chrétiens- sociaux. Elle était inacceptable pour les libéraux.
Les accords de Feira un an plus tard en juin 2000 feront voler en éclat le modèle de coexistence toujours prôné par les dirigeants luxembourgeois. La suite des négociations sur l'harmonisation fiscale européenne débouchera sur une retenue progressive qui ira jusqu'à 35 pour cent des revenus des capitaux et le passage à l'échange d'information en 2011, ce qui n'est pas loin de l'abolition du secret bancaire. L'opposition socialiste ne manque d'ailleurs jamais une occasion aujourd'hui de rappeler ses rivaux à leurs promesses d'il y a cinq ans. Les leaders du LSAP se sont pourtant montrés discrets après le résultat des négociations sur la fiscalité de l'épargne. «Nous nous sommes refusés à critiquer les résultats malgré les pressions du parti car il nous a semblé nécessaire de montrer une certaine solidarité avec le gouvernement vis-à-vis de l'étranger, au risque sinon d'affaiblir l'image de la place financière,» explique Jeannot Krecké, président de la fraction socialiste à la Chambre des députés.
«Du point de vue programmatique nous sommes toujours contre cette retenue, mais les choses ont changé,» se défend pour sa part Kik Schneider du DP, candidat sur la liste centre du parti.
En 2004, le secret bancaire n'est plus un sujet, ni d'ailleurs la retenue à la source, si ce n'est que tant le DP que le CSV s'engagent à en introduire une (avec un taux très bas) pour les résidents. Les accords européens sont bouclés, il faut désormais les mettre en musique.
«Nous ne faisons pas d'électoralisme avec le secret bancaire,» prévient d'ailleurs Kik Schneider. Sauf que si la fiscalité de l'épargne en Europe ne passionne pas «le mécanicien» du Sud du pays, et que le secret bancaire n'effleure pas la fibre «érotique» de son Premier ministre Jean-Claude Juncker, c'est tout de même l'industrie financière qui assure une partie de la prospérité luxembourgeoise et que le fonds de commerce de ce secteur reste jusqu'à nouvel ordre le secret professionnel. La diversification bancaire - qui est devenue un des sujets de campagne - vers des produits non sensibles à la discrétion des affaires a porté peu de fruits jusqu'à présent, exception faite de l'industrie des fonds d'investissement.
Le terme «Bankgeheimnis» n'apparaît que deux fois dans les 130 pages du programme électoral du CSV, pas une seule fois dans celui du LSAP et cinq fois dans celui du DP. L'occurrence du terme «Finanzplatz» revient par contre nettement plus souvent dans les programmes électoraux des principaux partis, même chez les Verts, qui se sont fait courtisés par les grandes associations professionnelles, au même titre que les autres formations dites traditionnelles. «Nos relations avec la place financière ont évolué depuis les années 80,» reconnaît François Bausch, président du groupe parlementaire des Verts. Il dit tenir des réunions régulières, formelles ou non, avec les associations et les représentants du secteur financier parce qu'il s'agit «d'un secteur important qui assure une bonne partie des recettes fiscales». Les Verts aussi plaident pour une diversification de la place financière, même si leur cap tourne résolument le dos aux idées véhiculées par les partis traditionnels : finance éthique et surtout un retour à la régulation des marchés financiers pour les «ramener à la réalité». «Même des libéraux comme Georges Soros, proposent de rétablir une certaine régulation des marchés financiers,» souligne François Bausch, qui est devenu un grand consommateur d'auteurs anglo-saxons néo-libéraux de la même veine que Soros.
Les professionnels du secteur financier luxembourgeois ne vont certainement pas le suivre sur ce terrain. Ces derniers étaient, lors du dernier baromètre de la place confectionné par Profil et la firme KPMG, 43 pour cent à se plaindre d'un environnement réglementaire excessif.
Qu'il soit élu ou non, l'entrée sur l'échiquier de la politique de Lucien Thiel, qui se présente lui-même comme le «porte-voix» des banques, risque de faire sauter des tabous en «décloisonnant» les frontières entre les deux mondes qui ne sont d'ailleurs étanches que pour les non-initiés.
En apparence, les établissements financiers «luxo-luxembourgeois» entretiennent des relations presque pudiques avec les politiques, en n'admettant par exemple dans leurs conseil d'administration que des politiciens en fin de parcours: Gaston Thorn à la BIL ou Marcel Mart à la BGL. Les banques «étrangères» montrent en revanche moins de répugnance. Colette Flesch (DP) siège au conseil d'administration de la Dresdner Bank, Jacques Poos (encore actif après son départ du gouvernement en tant que député européen du LSAP) dans celui de la BNP Paribas dont il fut un des directeurs.
Dans les coulisses du pouvoir, les «réseaux» d'influence des représentants du secteur financier peuvent parfois faire des ravages d'efficacité. Il suffit de citer l'exemple de la loi sur la titrisation, une activité censée apporter une diversification à la place financière. Sans la vigilance de Jeannot Krecké, qui est loin d'être un ignorant en matière de finance internationale et d'ingénierie fiscale, et qui a tiqué sur des propositions d'amendements voulus par le Conseil d'État et la Chambre de commerce, le Luxembourg se serait engagé dans un jeu de dumping fiscal des plus hasardeux. «Nous ne sommes malheureusement pas suffisamment bien outillés pour mesurer toutes les conséquences des projets de lois,» déplore néanmoins le président de la fraction socialiste.
L'influence des lobbies du secteur financier devrait également éclater au grand jour lors de l'adoption du projet de loi sur le blanchiment. Le gouvernement, qui avait présenté il y a un an un texte «fort» à la Chambre des députés, vient de faire marche arrière toute à deux mois des élections, sous la pression des banques et des avocats d'affaires qui ne trouvent pas leurs comptes dans le texte et au risque des récriminations du Fond monétaire international qui avait largement inspiré les rédacteurs du projet.
Entre un «blâmage» des banquiers et une mauvaise note de la part d'organisations internationales, le gouvernement a pour l'heure choisi son camp.
1 Selon une étude du Codeplafi, le secteur financier a représenté en 2000 38,3 pour cent du PIB et a contribué à hauteur de 37,3 pour cent aux recet tes fiscales