Un sommet des BRICS+ lourd en symboles et postures

Un camp élargi en contrepoids

Vladimir Poutine (Russie) avec Cyril Ramaphosa (Afrique du Sud)
Photo: Maxim Shipenkov – AFP
d'Lëtzebuerger Land du 01.11.2024

En dehors des États directement concernés et contrairement au « sommet du renouveau » d’août 2023 à Johannesburg, le seizième sommet des BRICS+ qui s’est tenu à Kazan en Russie du 22 au 24 octobre n’a pas fait l’objet d’une couverture médiatique à la mesure de l’évènement : 32 délégations, 24 chefs d’États, plus le secrétaire général de l’ONU. En cause : la place prise par la campagne présidentielle américaine, la volonté des Occidentaux de « ne pas servir la soupe » à Vladimir Poutine, mais aussi, plus prosaïquement les faibles retombées du sommet, notamment sur le plan économique. Peu de « grain à moudre » en effet dans un texte final pourtant composé de 134 points étalés sur 43 pages. Principalement des déclarations d’intention typiques de ce genre de réunions.

Le sommet de Kazan était le premier depuis le grand élargissement en 2024 du groupe BRICS initialement composé, en 2009, du Brésil, de la Russie, de l’Inde et de la Chine puis rejoint en 2010 par l’Afrique du Sud. Le choix de cette ville d’un million et demi d’habitants, située à 700 km à l’Est de Moscou, au bord de la Volga, n’avait naturellement rien d’anodin. Majoritairement peuplée de Tatars, de religion musulmane, elle se situe à la limite de l’Europe et de l’Asie. De quoi bien marquer l’éloignement entre les BRICS+ et l’Occident, un éloignement qui ne se limite pas à la dimension géographique. Depuis janvier 2024, l’acronyme BRICS+ recouvre aussi l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Éthiopie et l’Iran, soit neuf pays au total. Le nouvel ensemble pèse 45 pour cent de la population du globe et près de 26 pour cent du PIB mondial, un niveau équivalent à celui des États-Unis. Mais il est encore plus hétéroclite qu’à l’origine. Sept pays sont même bénéficiaires de l’aide publique au développement, des fonds alloués par les pays riches à ceux qui le sont moins.

Une trentaine de pays, dont la liste reste imprécise, auraient manifesté leur intention de rejoindre le groupe et certains ont envoyé des délégations à Kazan. Déjà membres du G20, la Turquie (seul pays de l’OTAN) et le Mexique sont les candidats les plus sérieux. Mais certaines adhésions ne vont pas de soi. Présent à Kazan, le président vénézuélien Maduro a vu la candidature de son pays retoquée par le Brésil, qui en revanche avait souhaité l’admission de l’Argentine, prévue pour janvier 2024. Mais fin 2023 le nouveau président argentin, farouchement anti-communiste, a refusé de la maintenir. L’Algérie et l’Indonésie ont fait de même, tandis que l’Arabie saoudite, présente à Kazan, n’a toujours pas pris de décision.

Pourtant, dans l’état actuel des choses, l’adhésion à une telle organisation n’engage pas à grand-chose. « Les BRICS+, c’est une organisation gazeuse. Il n’y a pas de secrétariat permanent. Il y a seulement une présidence tournante, et des sommets qui sont organisés chaque année » écrit Olivier Da Lage, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) un think tank français, ajoutant que « ce n’est pas une machinerie lourde, comme d’autres organisations internationales ». Les BRICS+ sont toujours un club informel, sans même un accord de libre-échange. L’adhésion est peu coûteuse et sans réelle implication géopolitique, même s’il n’est pas anodin de poser à côté de MM. Poutine, Maduro ou Pezeshkian.

Dans ces conditions, le caractère hétéroclite des pays membres ou candidats, dont le seul véritable point commun est le ressentiment anti-occidental, ne pose pas pour l’heure de problème particulier. Mais il en serait autrement dans l’optique d’un resserrement des liens. Pour Christian de Boissieu, professeur l’université de Paris, « à terme, ce groupe sera confronté au même dilemme que les pays de l’UE. Plus on élargit, plus on fait face à des problèmes de cohérence interne et de leadership » (cité dans Les Échos). Par son poids démographique et économique, la Chine cache à peine ses ambitions dans ce domaine, mais l’Inde, qui n’est pas sur la même ligne anti-occidentale que les autres, aimerait bien se présenter comme le porte-parole du « Sud global », ce qui contrarie le Brésil. Pour le moment chacun joue sa partition.

L’attitude de l’Algérie est révélatrice d’une nouvelle tendance. Réticent par rapport à l’organisation, ce pays est beaucoup plus positif concernant la Nouvelle banque de développement des BRICS+, créée en 2014 avec un siège à Shanghaï. L’Algérie s’est engagée à lui apporter 1,5 milliard de dollars. « La banque des BRICS+ est une alternative à la Banque mondiale, avec un capital aussi significatif que celui de cette dernière », pour l’aide aux pays émergents, a soutenu le chef d’État algérien Abdelmadjid Tebboune. Cette « adhésion ciblée » permet de maximiser les avantages économiques tout en préservant une marge de manœuvre diplomatique.

Sur le plan économique, la grande affaire du sommet de Kazan était la mise en place d’un nouvel ordre monétaire mondial, en vue de s’affranchir de la domination du dollar, en qui sont libellés 48 pour cent des échanges mondiaux et qui représente soixante pour cent des réserves de change, alors que l’économie américaine ne pèse qu’un quart du PIB mondial. Une position justifiée par le développement du commerce entre les pays du groupe, bien plus rapide que celui du commerce mondial. Les Russes poussent à la roue en raison des sanctions dont ils font l’objet depuis 2022. Les marchés des changes de la Russie se sont presqu’entièrement reportés sur les yuans, mais comme elle ne parvient pas à en obtenir assez pour payer toutes ses importations, elle en est réduite à faire du troc.

Les pays du groupe ont imaginé lancer un système alternatif, baptisé Brics Bridge. Celui-ci leur permettrait d’effectuer des règlements transfrontaliers grâce à des plateformes numériques gérées par leurs banques centrales. « Une hausse des règlements en devises nationales permet de minimiser les risques politiques extérieurs », a déclaré Vladimir Poutine. Mais aucun engagement de temps n’a été pris, et le document final précise « qu’il ne s’agit en aucun cas de prétendre remplacer le système en place, mais de compléter les infrastructures existantes ». Rien de concret n’a donc été décidé au sujet d’un système financier alternatif, les difficultés de mise en place d’un système de paiement entre un nombre limité de pays très disparates étant énormes.

Quant au projet de monnaie commune susceptible de concurrencer le dollar ou l’euro, il est renvoyé aux calendes grecques. « Nous n’envisageons pas cette question pour le moment. Nous devons être très prudents ; nous devons agir progressivement, sans précipitation à cet égard », avait déclaré peu avant le sommet un Vladimir Poutine lucide sur l’absence totale d’intégration des économies concernées. En revanche, le yuan, monnaie de la principale puissance du groupe, est certainement amené à prendre de l’importance dans la facturation des échanges commerciaux et dans les réserves de change, au-delà du périmètre actuel des BRICS+ car des pays comme le Pakistan, la Thaïlande ou le Bangladesh l’utilisent déjà beaucoup, même si aujourd’hui la monnaie chinoise n’est pas totalement convertible.

La Chine s’est préparée à ce rôle, en développant des instruments de règlement avec CIPS, un système concurrent de Swift qu’utilise l’Occident. Elle a aussi créé des banques offshores pour la compensation en yuan. Cette perspective n’est pas forcément du goût de tout le monde, le Brésil (où se tiendra le 17e sommet en 2025) et l’Inde, craignent notamment de remplacer une hégémonie par une autre. Ce n’est pas la Russie qui le démentira. Pour autant, le sommet de Kazan aura été un succès diplomatique pour Vladimir Poutine, soucieux de montrer que la politique occidentale de sanctions et d’isolement de la Russie avait échoué. Mais en même temps il aura révélé que les grandes ambitions des BRICS+ en matière économique et financière seront tout autant freinées par le caractère toujours plus hétérogène de leur groupe que par « le principe de réalité ».

Le club des mal-classés

L’élargissement des BRICS+ à quatre nouveaux pays début 2024 a accentué le caractère hétéroclite du groupe, déjà très marqué depuis l’origine. De plus, malgré l’arrivée des Émirats arabes unis, certains indicateurs-clés restent désespérément mauvais.En termes de PIB, la Chine pèse à elle seule près de 63 pour cent du total. Son PIB est presque cinq fois supérieur à celui de l’Inde, deuxième, et 126 fois supérieur à celui de l’Éthiopie, un des derniers arrivants.

Quand on s’intéresse au PIB par habitant, les Émirats sortent du lot, occupant la quatorzième place mondiale avec 77 250 dollars en parité de pouvoir d’achat, contre 62 660 dans l’UE. Mais les huit autres membres n’apparaissent qu’à partir du 43e rang (la Russie) et trois (Afrique du sud, Inde, Éthiopie) pointent au-delà de la centième place.

Au palmarès mondial de l’Indice de développement humain (IDH) établi sur 193 pays, les BRICS+ se trouvent particulièrement mal classés : mis à part les Émirats, qui tirent leur épingle du jeu à la 17e place (avant le Luxembourg), les sept autres s’échelonnent entre le 56e rang (la Russie) et le 176e (l’Éthiopie). Fait significatif, entre 2020 et 2022, l’IDH a baissé dans trois pays (Russie, Égypte, Afrique du sud).

Georges Canto
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