Déclin, fragmentation, décrochage. Au forum économique de la Chambre de commerce, Enrico Letta et Laurence Tubiana ont tenté de lutter contre l’esprit fin de siècle. Les politiciens luxembourgeois étaient aux abonnés absents

« N’ayez pas peur ! »

ce mardi à la
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 19.09.2025

« On a perdu le match de la communication », concédait le président de l’Union des entreprises luxembourgeoises (UEL), début août, au Land. En fait, Michel Reckinger s’était autant trompé de communication que de stratégie. Poussé par le patronat de l’artisanat, la frange la plus radicale de l’UEL, il s’était attaqué de front à la représentativité des syndicats. Il en avait sous-estimé les capacités de mobilisation, le capital de sympathie et le poids institutionnel. Il avait aussi surestimé Luc Frieden. Il a suffi d’une manif et de trois rounds sociaux pour mettre KO l’autoproclamé CEO du Luxembourg, dont l’autorité était sabotée par son partenaire de coalition, sa fraction parlementaire et sa propre incompétence. Dans le milieu patronal, Reckinger est lui aussi critiqué pour ses nombreuses gaffes médiatiques et politiques. Mais la recherche d’un potentiel successeur s’apparenterait à un casse-tête : Quasiment aucun des managers et PDG luxembourgeois n’est intéressé (ou autorisé) à s’exposer à ce point, et encore moins s’il est actif sur le marché national.

Du côté de la Chambre de commerce, le discours est plus poli, le cadre plus feutré. L’institution patronale organisait ce mardi son premier « Forum économique de rentrée » (intitulé « It’s the economy, stupid ! ») à renfort de trois keynote speakers prestigieux qui se succéderont du matin au soir. En ouverture, le directeur Carlo Thelen récite ses mots d’ordre usuels : « Le moment est venu de mettre à jour notre logiciel », lance-t-il devant un public encore clairsemé. Puis de critiquer la « sur-régulation », et les « réflexes d’immobilisme ». Les contributions qui suivront seront plus originales, mais guère plus réjouissantes : Déclin démographique, décrépitude européenne, décrochage économique. Une tonalité maussade qui colle bien à une atmosphère de rentrée. Quelques cadres intermédiaires, pas mal de retraités et beaucoup de fonctionnaires patronaux se sont déplacés dès le matin.

Les « décideurs politiques » sont, eux, aux abonnés absents. Aucun syndicaliste ne figure parmi les intervenants aux tables-rondes, pas plus que de politicien de l’opposition. Cela renforce une atmosphère d’entre-soi et rend les débats relativement insipides. À part les panélistes Corinne Cahen, Carole Hartmann (toutes deux DP) et Laurent Mosar (CSV), seul le libéral André Bauler, ancien prof d’économie, a fait le déplacement ce mardi. En même temps, les députés de la majorité ont une bonne excuse. En fin d’après-midi, à Hesperange, ils se réunissent avec les ministres pour une réunion « interfractionnelle » (une enceinte officieuse censée aplanir les différends politiques), le tout suivi d’un dîner. Du team-building politique, en somme.

Vers 13 heures, Enrico Letta prend discrètement place derrière une petite table aménagée au fond du grand vestibule de la Chambre de commerce. Devant lui, une pile de son dernier livre qu’il est censé signer. L’ancien chef du gouvernement italien restera seul pendant une bonne dizaine de minutes, personne ne s’approchant de sa table. L’audience qui vient de manger ses sandwichs reste timide. La conférence de Letta est annoncée comme le point d’orgue de la journée. Lorsqu’elle débute vers 16 heures, la grande salle du sous-sol est quasi pleine.

Enrico Letta a parcouru l’Europe entière pour présenter son rapport « Much more than a market », adopté par le Conseil européen à sa sortie en avril 2024. Son discours est rodé, les formules en place : « Il y a deux sortes de pays en Europe : Les petits pays et ceux qui ne savent pas qu’ils sont petits ». Après quelques couacs avec son pupitre automatique, qui monte et descend à l’improviste, Enrico Letta commence sa conférence par un petit sondage : « Si j’avais été ici il y a trente ans, alors que démarrait le marché unique, et que je vous aurais demandé ‘Qui a un portable européen ?’, quasiment la salle entière aurait levé la main. Si je demandais cela aujourd’hui… D’ailleurs, je préfère ne pas le demander. » (En fait, Letta se trompe d’une demi-décennie, l’iconique Nokia 3310, premier portable de masse, n’est sorti qu’en 2000.)

Le constat de Letta est déprimant : L’Europe se retrouve aujourd’hui dans « une totale dépendance » par rapport à la Big Tech américaine. Le président de l’Institut Jacques Delors esquisse un bref historique de ce « décrochage du décrochage ». L’Union européenne se serait d’abord accordée une trop longue période pour « digérer » la nouvelle monnaie unique. Elle a ensuite été terrassée par une suite ininterrompue de crises : meltdown financier, Brexit, Covid, Ukraine. « Vingt ans ont passé et le reste du monde a totalement changé, mais nous sommes restés comme on était », c’est-à-dire fragmentés et faibles.

Le marché unique reste incomplet dans les trois domaines-clefs que sont les marchés financiers, l’énergie et les télécoms, chaque État membre protégeant ses champions nationaux. « C’est une question de contrôle politique, tout simplement », lâche Enrico Letta. « On préfère rester petit, mais tenir le contrôle politique. Mais si on reste avec des protagonistes qui ne sont que des champions nationaux, on ne va nulle part. » Le seul vrai champion européen, remarque-t-il, c’est Airbus : « Et au niveau mondial, il est en train de gagner contre Boeing ». Peut-être est-ce pour rassurer le public luxembourgeois que Letta précise ne pas être en faveur du « gigantisme américain » : « Il y aura toujours de la place pour le petit. C’est le grand d’hier qui est trop petit pour le monde de demain. C’est donc le grand qui doit monter en puissance sans éliminer le petit. Le point essentiel, c’est que ça touche aussi le destin du petit. Car le petit travaille dans beaucoup de cas autour d’un grand. »

C’est l’Union de l’épargne et des investissements qui forme le cœur de son rapport, insiste Enrico Letta. Il s’agit de construire « un pont » pour que l’épargne privée des Européens finance les transitions verte et numérique. Ce serait « un énorme game changer », s’enthousiasme-t-il. Quant au Luxembourg, il pourrait en tirer « un énorme profit ». Et de lancer, en posture quasi-papale : « N’ayez pas peur ! Considérez que tout ça est une opportunité unique pour le Luxembourg. C’est quelque chose de positif, d’incroyablement positif. » Mais la place financière reste un peu frileuse. Elle continue à être hantée par la peur de voir la supervision des fonds centralisée auprès de l’Autorité européenne des marchés financiers, située rue de Bercy à Paris. De nouveau, on craint le mauvais coup des Français, « jaloux » du succès luxembourgeois.

Cela fait bientôt dix ans que les ministres successifs des Finances combattent (avec succès) ce qu’ils considèrent comme une « sur-centralisation », défendant la CSSF, dont la rapidité et l’attitude business friendly sont vantées comme des avantages compétitifs. Ce mardi, lors d’un point presse tenu en amont de sa conférence, Enrico Letta assure n’avoir jamais exigé que les 27 autorités de régulation soient abolies et remplacées par une seule autorité centrale. Il aurait plutôt plaidé pour une meilleure « coordination ». D’ailleurs, la régulation au Luxembourg serait considérée comme « très efficiente », sera-t-il cité le lendemain par le Wort dans un article intitulé « Enrico Letta spricht Luxemburg aus der Seele ».

Durant sa conférence, Letta rappelle pourtant que la fragmentation du marché financier a un coût, « et ce coût est puissant » : « La Banque centrale estime à 300 milliards d’euros l’épargne des Européens qui s’en vont chaque année aux États-Unis. Ces 300 milliards se transforment en actions qui renforcent les entreprises américaines, qui passent l’Atlantique et viennent chez nous acheter des entreprises européennes… avec l’argent des épargnants européens. Ce qui est évidemment le paradoxe final. »

Enrico Letta propose d’entièrement passer des directives européennes (qui sont transposées par chacun des 27 parlements nationaux) aux règlements européens (qui sont directement applicables). Il sait que l’idée s’apparente à « un cauchemar politique » pour les dirigeants européens, et leur lance un appel : « Il faut surtout que des pays comme le Luxembourg ou l’Italie, qui ont tout avantage à faire en sorte que le reste des 27 acceptent cette idée du level playing field, ne se fassent pas prendre par la tentation de se dire : ‘Mais sur ce domaine je veux défendre mon petit intérêt… et donc je préfère avoir la directive. Comme ça je défends ce petit secteur de chez moi.’ » Letta n’est pas sans savoir que la dépendance du Luxembourg vis-à-vis de sa place financière, rend le pays très sensible à cette « tentation ». La défense de « ons Finanzplaz » (« le bifteck », selon Xavier Bettel) fait figure de raison d’État. Même si le consensus commence à se fissurer, comme l’a illustré le débat sur l’unanimité en matière fiscale, qui a marqué la campagne des Européennes.

Enrico Letta doit quitter la Chambre de commerce, il a un avion à prendre. Un quart de l’audience en profite pour sortir discrètement de la salle, avant que le panel d’intervenants locaux ne s’assemble. Ceux qui sont restés entendront surtout le député Laurent Mosar (CSV) faire le pitch pour sa « loi Rau reloaded », et tenir un plaidoyer pour « un nouveau système de stock-options ». Depuis la salle, un auditeur veut voir ces abattements et crédits d’impôt élargis « aux gens avec un appétit un peu plus grand », ainsi qu’aux sociétés et aux holdings. « Vous me connaissez, je suis quelqu’un de très ouvert », lui répond Mosar. Mais il prie les intéressés à suivre la voie institutionnelle, c’est-à-dire à faire parvenir leurs suggestions à la Chambre de commerce, « qui pourra les centraliser ». La séance est levée, un barbecue est servi dans le grand vestibule. Tout le monde est invité à s’adonner au « networking ».

Huit heures plus tôt, le forum économique a débuté par un débat sur la dénatalité. Le public en aura surtout retenu l’intervention de Nicolas Henckes. L’ancien permanent patronal, devenu directeur de Hospilux en 2021, y lâche une de ses petites phrases provoc’ : « On voit le cash-burn que représentent les allocations familiales et le résultat derrière. Pourquoi on continue à financer cela aussi lourdement ? » Henckes appelle à « équilibrer les choses ». Après tout, les familles ne font pas d’enfants à cause de gros chèques. On ferait mieux d’introduire des « allocations gériatriques » pour permettre aux enfants de s’occuper de leurs parents âgés.

Pour stimuler le débat, la Chambre de commerce venait de projeter une courte vidéo animée. L’audience regarde un journal télévisé de l’an 2050, présenté par deux journalistes-robots. Ceux-ci annoncent qu’une autre maternelle vient d’être transformée en maison de retraite. Faute de personnel qualifié, cinquante nouveaux soignants-robots viendraient d’être commandés en Chine. « Le problème : Le fabricant chinois ne garantit pas la capacité des robots à s’exprimer en luxembourgeois. » L’audience rigole. Prochain sujet de ce JT fictif : « Le gouvernement a annoncé sa décision brutale de réduire de quinze pour cent le montant des pensions dès cette année. Le Premier ministre assume la décision, malgré la colère de la rue. Il rappelle qu’il y a désormais plus de 70 pensionnés pour cent actifs. »

Pour disserter de la « mégatendance » de la dénatalité, la Chambre de commerce a invité Maxime Sbaihi. Le très médiatique économiste français ensevelit l’audience sous un déluge de slides Powerpoint. Son message : L’Europe est devenu « un continent de vieux », dont les sociétés risqueraient de devenir « plus immobilistes, plus conservatrices et plus adverses au risque ». Le papy-boom favoriserait « un état d’esprit d’abdication, un esprit fin de siècle ». Une dame du public veut savoir si la crise démographique ne serait pas une bonne nouvelle pour le climat. Maxime Sbaihi croit que non. « L’éthique de la responsabilité de l’écologie, c’est les générations futures. Moi j’ai peur que la raréfaction des générations futures affaiblisse le besoin de préparer l’avenir pour eux ». Et de citer la philosophe Hannah Arendt : « Le miracle qui sauve le monde [...] de la ruine normale, ‘naturelle’, c’est finalement le fait de la natalité ».

Introduite comme « architecte discrète mais décisive des accords de Paris », Laurence Tubiana est probablement l’invitée la plus étonnante par son profil politique. (Ce sont les économistes de la Chambre de commerce qui ont choisi les intervenants.) Cette femme de gauche, proche de Jospin, avait été proposée en juillet 2024 comme Première ministre par les socialistes, écologistes et communistes. (Mais Jean-Luc Mélenchon y mettra son veto.) Ce mardi, Tubiana conclut son discours par un message au monde économique : « Les politiciens vous écoutent davantage que les messagers de l’environnement. De nombreux décideurs politiques partent du principe que toutes les entreprises veulent de la dérégulation. Mais le secteur économique, qui a déjà parié sur la transition écologique, il ne veut pas de la dérégulation. On a besoin d’écouter ces voix-là. »

Ces voix s’exprimaient au panel. Les installateurs de pompes à chaleur auraient « bien profité » des subsides étatiques. Celles-ci auraient « fait survivre » certaines entreprises ces dernières années, estime Michel Thein. Le PDG de Solarcells, producteur de panneaux solaires au Luxembourg, tente de nuancer les propos de Tubiana : « Notre amie, la Chine, oui mais… » Il profite de la tribune pour lancer une pique contre le photovoltaïque made in China, dont la qualité aurait « énormément chuté », selon Thein. De la part d’Arcelor-Mittal, le discours reste convenu. Leur représentant au panel, Henri Reding, se plaint de la taxation carbone en Europe : « On est un peu trop seul au monde par rapport à ça ». L’acier européen risquerait de s’éroder encore davantage par rapport à une concurrence chinoise écrasante. Mais Reding explique qu’Arcelor-Mittal bénéficie aussi de la transition écologique. Le laminoir de Rodange, qu’il a dirigé pendant huit ans, produit ainsi des rames de tramways et des pylônes électriques. Interrogé sur la connexion directe des hauts-fourneaux de Belval avec la centrale de Cattenom, le manager d’Arcelor-Mittal s’affiche agnostique : « Nous sommes contents d’être connectés aux pays voisins. On essaie d’acheter l’électricité là où elle est le moins cher. Si elle est moins chère en France, on l’achètera là ».

« Il faut qu’on trouve un modus vivendi avec la Chine », c’est, en résumé, le message que la diplomate et professeure à Sciences Po a voulu faire passer. « C’est eux qui détiennent aujourd’hui le savoir-faire et la capacité d’investissement dans la technologie verte, sur laquelle ils ont parié plus tôt que nous ». Tubiana plaide pour un « renversement des perspectives », c’est-à-dire un transfert de compétences et de technologies de la République populaire vers l’UE. Ce qui nécessiterait « une certaine modestie et humilité » de la part des Européens.

Les ministres de l’Économie Jeannot Krecké et Etienne Schneider (LSAP tous les deux) avaient activement courtisé les firmes chinoises dans les années 2000 et 2010. Dans un contexte beaucoup plus polarisé, leur successeur Franz Fayot a pris ses distances avec Beijing, plaidant pour une « human rights due diligence » en matière commerciale, une approche dont les contours sont restés flous. Quant au gouvernement Frieden-Bettel, il ne sait plus sur quel pied danser, tiraillé entre ses réflexes mercantilistes et une peur bleue de Donald Trump.

Alors que von der Leyen s’est engagée à acheter 638 milliards d’euros d’hydrocarbures à l’Amérique de Trump, le vieux continent risque de s’enfermer dans sa dépendance. Mais Laurence Tubiana est convaincue que « la logique économique va l’emporter sur toutes les guerres idéologiques ». La transition va se faire « avec ou sans nous ». Elle tire une analogie avec le déclin de l’industrie automobile du Michigan, qui a débuté avec le premier choc pétrolier, alors que les consommateurs se tournaient vers les voitures japonaises plus petites et plus économes. « Quand on regarde la ville de Detroit aujourd’hui, on voit ce que c’est que de rater une innovation technologique. »

Bernard Thomas
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